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Au moment de l’accession aux indépendances des États subsahariens, la contribution africaine à la production des savoirs mondiaux était d’environ 1 %. Malgré la création de nombreuses universités, centres et instituts de recherche, elle a régressé de 0,5 % dans les années 1980, et à 0,3 % au début des années 2000 (B. Mvé-Ondo, 2005 : p. 11). Entre 2002 et 2008, elle oscillera en 2002 entre 0,5% et 0,6% (Unesco, 2010 : p. 14).

Dans une mondialisation aux multiples facettes où « la production du savoir, son contrôle et sa gestion sont devenus le moteur premier des sociétés qui souhaitent participer à la compétition » (B. Mvé-Ondo, op. cit. p. 17), le déficit de l’Afrique en termes de production des savoirs compétitifs pose problème et mérite d’être interrogé.

S’il affecte les sciences dites dures en premier lieu, il n’en demeure pas moins que les Sciences Humaines et Sociales, sur les terrains ou objets africains, en sont également impactées. Plusieurs raisons peuvent l’ex- pliquer.

Pour Bonaventure Mvé-Ondo, « L’Afrique [...] n’a pas cherché à acqué- rir les moyens intellectuels qui lui auraient permis de refaire le chemin du « conceptuel » au « pratique » et de découvrir par elle-même les logiques de la démarche scientifique moderne. Elle n’a pas non plus su identifier les blocages de tous ordres, et d’abord culturel, qui ont inhibé le déploiement dans son contexte d’un savoir dont l’efficacité est aujourd’hui largement tributaire d’une approche essentiellement maté- rialiste ». (op. cit., p. 41).

Immanuel Wallerstein (2006) explique ce déclassement historique autrement. Le rôle joué par les sciences sociales en Europe, dès l’avè- nement de la culture scientifique, a promu « un temps une libération pour l’esprit » par l’institutionnalisation des démarches scientifiques contre les démarches dites empiriques. Or, cette libération constitue aujourd’hui un « obstacle théorique majeur à une analyse vraiment fé- conde du monde social » (p. 10). De plus, la structuration d’une culture scientifique universelle et son déploiement dans le monde, dès le XIXe siècle, furent exclusives à l’Europe (C. König-Pralong, 2019), tant et si bien qu’au cours du siècle dernier, « le concept d’Afrique a fait son ap- parition. Le mot est européen ; ce sont les Européens qui, les premiers, lui ont donné sa définition » (I. Wallerstein, op. cit., p. 10).

A l’heure actuelle, la dichotomie entre démarches critiques ou théo- riques et démarches empiriques apparaît désormais problématique, surtout que celle-ci s’est imposée comme un impératif catégorique (Kant), particulièrement, en Sciences Humaines et Sociales. Douglas Nakashima analyse cette hiérarchisation des épistémès en ces termes : « l’apparition des savoirs locaux et autochtones dans l’interface mon- diale entre science et politique suggère que la longue période de sépa- ration entre la science et les systèmes de savoirs autochtones et locaux arrive à son terme.

Cela étant dit, séparation n’est peut-être pas le terme approprié. En fait, il est possible que les liens entre la science et les autres systèmes de savoirs n’aient jamais été tranchés, mais seulement éclipsés. La science découle de la compréhension et des observations locales du fonctionnement de la nature » (Unesco, 2016 : p. 16).

L’Afrique contemporaine, produit du XIXe siècle européen sous emprise des sciences positives, émerge d’une histoire et des construits dont les équivalents politiques et anthropologiques, voire culturels, demeurent matériellement asymétriques aux expériences et à l’imagination qu’en ont fait et font encore ses occupants primitifs : ceux qui se faisaient appeler « Kémits/Kémites », et qu’on désigne depuis des siècles : Maures, Noirs, Nègres, Africains.

Chez Hountondji (1970, 1977, 1990, 2008), ces polarités inspirent deux po- sitions théoriques fortes. La réfutation des ethnosciences comme sciences identitaires, et un combat pour le sens qui, dépassant le conflit entre raison et histoire, s’accomplissent dans le processus moderne d’unification des destins historiques par la raison, décrit par Husserl (2019), soutient-il.

Or, Mudimbe (1986) a instruit la critique des systèmes structurants en sciences humaines et sociales, notamment en mettant en évidence la diffi- culté des sciences sociales historiques à comprendre, puis à décrire l’Afrique. Réapparues dans L’invention de l’Afrique (2021) sous d’autres modalités énonciatives, les limites des sciences en Afrique évoquent bien plus que leur cécité ou des impensés, mais aussi les savoirs qui les fondent (la gnose), les systèmes métaphysiques, les épistémologies qui les conçoivent et l’ordre des connaissances généré.

L’introduction des savoirs locaux africains dans le marché mondial du savoir met le continent face à plusieurs défis, et précisément, « celui de conserver la vitalité et le dynamisme [des] pratiques et connaissances au sein des com- munautés locales dont elles proviennent. Ces autres systèmes de savoirs font face à une multitude d’obstacles, notamment les systèmes éducatifs classiques qui ignorent l’importance cruciale d’une éducation ancrée dans les langues, les savoirs et les philosophies autochtones » (D. Nakashima, op. cit. : p. 17).

Comment alors décrire l’Afrique de façon « objective », et en donner une version qui ne se réduise plus à cette figure dont le corps, l’imaginaire et les concepts ont été produits, promus et entretenus au cours des siècles, aussi bien dans le monde occidental que dans le continent lui-même ?

A ce propos, J. Tonda (2005, 2015, 2021) montre que l’obstacle épistémolo- gique majeur à la constitution d’une autre pensée de l’« Afrique », et par les « Africains » eux-mêmes, repose finalement sur l’illusion essentialiste, celle qui consiste à retrouver quelque chose comme l’Africain authentique. Pure création du discours de l’Autre, et exprimable dans sa langue, sans laquelle est malheureusement impensable l’idée d’une contre-anthropologie, élaborée par les « Africains », et surtout susceptible de traduire les visions du monde exprimées dans les langues non occidentales (Sapir-Whorf), donc de contre- carrer ou de contenir efficacement l’anthropologie dominante ou élaborée au « centre » du système du savoir qui a produit et relégué« l’Afrique » et les « Africains» dans sa « périphérie » (Hountondji, 2022), où il sont soit marginalisés dans leur intelligibilité radicale, soit réduits à l’humain universel.

D’où l’exigence de la traduction que propose Souleymane Bachir Diagne et le genre d’universalisme qu’elle engage (S. B. Diagne, 2011, 2013, 2022).

Dès lors, comment mettre en crise l’universalisme occidental, par la traduc- tion et la communication des manières non-occidentales de voir le monde, lorsque l’auteur de ces manières est l’Africain, c’est-à-dire, celui qui, dans la pensée de l’Occidental, est l’Autre qu’il s’agit, soit de maintenir idéologique- ment dans son extériorité insurmontable, soit de ramener à la banalité de l’humain universel ? Mais en même temps, peut-on se penser autrement qu’Africain, dans un monde globalisé dans lequel l’Afrique, invention de l’Oc- cident, est définitivement partie prenante, sans communication de cette pen- sée à l’Occident dont l’anthropologie se situe dans une relation en miroir avec la contre-anthropologie africaine ? L’on retrouve ici le problème de l’ « objectivité » soulevé dans la question rappelée plus haut et qui est censé se résoudre par la traduction et l’universalisme latéral (S. B. Diagne, 2022).

Le Premier Congrès international du PTR LSCC-CAMES invite chercheurs, Enseignants-chercheurs et doctorants à s’approprier la crise que traverse les sciences humaines et sociales à l’échelle planétaire, pour interroger leurs sa- voirs et pratiques, mettant ainsi au cœur de leurs réflexions, l’exigence d’inno- vation et de renouvellement de la pensée auxquelles font désormais face leurs concepts et méthodes devant les profondes mutations que connaît le monde contemporain. Philosophes, géographes, anthropologues, sémioticiens, his- toriens, littéraires, psychologues, psychanalystes, sociologues, linguistes, etc., sont conviés à évaluer aussi bien leurs savoirs que leurs pratiques, pour ainsi dire, les mettre en tension avec les défis auxquels fait face le monde, et par- ticulièrement l’Afrique, dans une « économie du savoir » et un « commerce des idées » en cours de restructuration. Questionner les Sciences Humaines sociales et leurs performances théoriques à l’heure actuelle incline à mettre en relief différents angles d’attaque, ici regroupés en quatre axes de réflexions :

Axe 1 : Les construits épistémologiques : histoire(s) et pertinence(s) dans le système scientifique mondial

Dans ce premier axe, on s’attachera à interroger les contraintes liées à la fa- brique des concepts, des méthodes et des sciences. Les contributeurs inté- ressés par cet axe pourront aussi réfléchir sur les logiques et rationalités qui déterminent le statut et les modalités d’innovation du discours scientifique.

Axe 2 : Géographie et transversalité des savoirs : méthodes scientifiques et discours « primitifs ».

Cet axe cherchera à comprendre les résistances culturelles et méthodologiques des objets non classiques, notamment dans les sociétés encore dominées par les traditions orales. Il s’agira donc d’appréhender la nature et les contraintes scientifiques auxquelles font face la science et les chercheurs confrontés aux objets ou terrains non classiques ou qui imposent l’exigence de transversalité.

Axe 3 : Dialogue des rationalités et production des savoirs en Afrique : invention des modèles théoriques et pratiques multidisciplinaires

Seront mis en question dans cet axe, la diversité et les contrastes des imaginaires et leurs effets sur la production scientifique et le développement de la pensée en Afrique : le corps, la société, la culture, l’imaginaire, les rites, croyances et religions devront être questionnés pour tenter de comprendre l’Afrique contemporaine.

Axe 4 : Contraintes politiques, historiques, économiques et culturelles liées à la diffusion des savoirs africains

Ce dernier axe s’attachera à identifier et à analyser les faiblesses de l’édition scientifique africaine et à saisir sa marginalité dans le commerce des idées à l’échelle mondiale.

Les propositions de communication (300 à 500 mots), précisant la problématique développée, les outils utilisés et l’axe choisi, sont à adresser simultanément au plus tard le 15 juillet 2022 aux adresses suivantes : celluledition22@gmail.com ; georiceberthin@yahoo.fr et sambading@yahoo.fr.

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