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Marie-Rose Abomo-Maurin rend hommage à la femme noire

Devoir de mémoire, devoir d’écriture et traçabilité  historique  ou comment rendre hommage à la femme africaine en ce 8 mars 2015 : une relecture de Reines d’Afrique et héroïnes de la diaspora noire
Marie-Rose Abomo-Maurin
Introduction
 Un devoir de reconnaissance, pour l’implication des nombreuses Africaines dans l’histoire de leur pays et de leur continent :tel est le but de ce travail.  L’Histoire mondiale de la femmede Pierre Grimal  a paru en 1965.  Depuis 2010, trois ouvrages ont permis de reconnaître la valeur des femmes de par le monde :Reines d’Afrique et héroïnes de la  diaspora noire de Sylvia Serbin, Dictionnaire des écrivains francophones classiques, sous la direction de Christiane Chaulet-Achour, dans lequel les femmes partagent les mêmesprérogatives que les hommes. C’est enfin, plus récemment, la publication du Dictionnaire universel des Créatrices, sous la direction de Béatrice Didier, Antoinette Fouque et Mireille Calle-Gruber ,qui consacre les femmes artistes. Dans cet ouvrage, l’unique barde, artiste camerounaise et joueuse du Mvet, Asomo Ngono Ela, occupe une place de choix.
 C’est donc dire à quel point l’obligation aux devoirs de  mémoire et de reconnaissance exige une traçabilité. C’est d’ailleurs également dans cette reconnaissance et cette visibilité que se fondent de nombreux travaux de femmes sur les femmes. Souvent oubliées dans l’histoire de leur pays, ces héroïnes dont Sylvia Serbin rassemble, en de rapides développements, la vie, l’action et  l’impact social et politique, ont montré leurs capacités à gouverner un peuple, à défendre une cause, à sacrifier des êtres chers, quand ce n’était pas leur propre vie. Aussi, m’a-t-il paru judicieux, pour mieux célébrer ces femmes qui ont su faire face à l’adversité et à leur destin, de relire cet ouvrage de Sylvia Serbin qui, s’il n’a pas une valeur historique authentifiable, reste néanmoins une source de renseignements exploitable pour connaître la femme africaine à travers l’histoire de son continent.
 La relecture de l’ouvrage de Sylvia Serbin rend compte en effet du destin exceptionnel de ces nombreuses femmes qui composent leshuit chapitres de Reines d’Afrique et héroïnes de la diaspora noire, chapitres d’inégale longueur .La présente étude ne s’intéresse qu’à  quatre de ces fortes personnalités historiques africaines : Zingha l’Angolaise, Abla Pokou la Baoulé, Tassin Hangbe la Dahoméenne etNdete Yalla la Walo. Qui sont ces femmes prodigieuses que célèbre l’historienne afro-antillaise  Serbin ? Quelles qualités les distinguent-elles ? La réponse à ces questions non seulement participe des lectures sociocritique, thématique et sociopragmatique, mais amène aussi à envisager cette étudeen trois grandes divisions. Il s’agit tout d’abord de femmes de naissance royale au caractère déjà bien trempé. En outre, leur sens de l’action et du commandement ne manque pas d’inquiéter leurs adversaires, tant leurs exploits relèvent de l’extraordinaire. Enfin, ces reines, qui apparaissent aussi comme des femmes du monde, sont toutes cruellement marquéespar le destin dans leur vie intime.
I. Une naissance royale et un caractère déjà bien trempé
Les quatre reines, Zingha, Abla Pokou, Tassin Hangbe et Ndete Yalla, personnages réels de l’Histoire d’Afrique, sont issues de quatre pays d’Afrique noire. Si leur histoire est loin d’être la même,  nombreux sont les faits et les situationsqui se recoupent, les aspects des caractères qui montrent la même détermination.
Naissance et identité royales
Zingha, reine d’Angola, « de son vrai nom Mbandi Nzinga Bandi Kia Ngola »  (la reine dont la flèche trouve toujours le but, p. 21), est née dans le royaume du Matamba-Ndongo, territoire sous la domination et le règne, depuis plus de nombreuses générations, de  la famille Zingha. De ce grand royaume, il ne reste plus que le Matamba, le Ndongo étant occupé par les Portugais. Son père, Mani Ngola, huitième roi du royaume meurt en 1617. Initiée dès son plus jeune âge par ce père aux pratiques les plus diverses, en dépit de son statut de fille, elle avait très vite compris les rouages et le fonctionnement du pouvoir et du commandement. À sa prise de fonctions en tant queresponsable d’un territoire devant négocier avec les Portugais, elle s’imprègne de la culture, des usages et de la langue de l’envahisseur pour mieux le pénétrer, allant jusqu’à accepter un baptême chrétien à l’issu duquel elle se fait appeler Anne Zingha. Cette femme qui a présidé au destin de la terre angolaise durant trois décennies, ayant pris le pouvoir alors qu’elle avait déjà une cinquante d’années, meurt le 17 décembre 1664, dans la foi catholique, mais torturée par l’idée de n’avoir pas laissé « un fils qui puisse lui  succéder sur le trône de Matamba » (p. 36).
De sang royal, telle est également la naissance d’Abla Pokou, la Baoulé, née au début du XVIIIe siècle. Le récit qui la présente et qui s’ouvre sous la forme d’une épopée mythique la situe dans son lignage et la montre auprès d’un illustre parent, « son grand-oncle, le vénéré Ossei Tutu, fondateur de la puissante confédération ashanti originaire du Ghana. C’était un peuple de riches cultivateurs et d’artisans réputés qui excellaient dans le travail de l’or et du bronze ainsi que dans la fabrication de meubles sculptés en ébène » (p. 39). Abla Poukou s’illustre particulièrement dans son rôle de guide de son peuple au moment de  son exode vers la terre ivoirienne. Le sacrifice de son unique enfant, ce fils qu’elle jette dans le fleuve  la Comoé, fait d’elle une héroïne à jamais vénérée.
Après de longues années d’un long règne dont la splendeur fut sans égale dans toute la contrée, la reine Abla Pokou s’éteignit vers 1760. De son berceau d’origine du Ghana à sa terre d’exil de Côte d’Ivoire, sa célébrité n’a été égalée par celle d’aucun autre monarque Ashanti. Cette reine est la mère de tous les Baoulés en Côte d’Ivoire .
Sa nièce Akwa Boni lui succède et poursuit l’extension du royaume. C’est au cours de ces expansionsguerrières qu’elle trouve la mort.
Dans le chapitre qui évoque Tassin  Hangbe, Sylvia Serbin fait suivre son nom par ce détail loin non négligeable : « Éphémère reine du Dahomey » (p. 50). Née dans le royaume d’Abomey, d’une famille royale, elle règne au début du XVIIIe siècle, sans que ne soient préciséesni sa date de naissance, ni celle de sa mort. En deux phrases laconiques, l’auteure signale et la fin de son règneet sa mort symbolique : « TassinHangbe se retira dans son palais d’Allada Vikpé et fut aussitôt remplacée par son jeune frère. On n’entendit plus jamais parler d’elle » (p. 56). Cette mère pourtant très attentionnée, dont l’histoire ne retient nullement le nom du compagnon, autant queson peuple va tenter de la rayer elle-même de la grande Histoire, cette femme qui mène une vie dissolue,marquant ainsi sa liberté, sera cependant durement frappée dans ce qu’elle a de plus cher. Elle abandonne le pouvoir et déserte la vie, et devient une icône de la souffrance féminine. Sa régence n’aura duré que trois mois (p. 56).
Ndete Yalla est originaire du « petit royaume amphibie du Walo » (p. 58), non loin de Saint-Louis du Sénégal. En effet, « la linguère  Ndete Yalla, descendante d’une des grandes familles  aristocratiques qui avaient fondé cette entité avant le XIIe siècle sur la rive gauche du fleuve Sénégal » (p. 58), appartient à cette lignée de reines ayant longtemps dirigé le royaume. Elle accède au pouvoir vers le premier tiers du XIXe,alors que son pays, depuis le milieu du XVIIIe siècle,connaît une grande explosion de la communauté blanche. Celle-ci occupe le pays, développant une forte bourgeoisie noire et métisse. Son mariage de raison avec un Maure se fonde sur sa volonté de protéger son peuple. Cette femme, qui a régné pendant près de vingt-deux ans (p. 67), meurt en exil en 1856, au moment même où elle tente d’organiser la résistance contre les Français. Et même si son fils reprend son combat, il est pris et exilé à Alger en 1862. 
L’ascendance royale des quatre femmes confirme, d’emblée, chez elles, une certaine vision du monde, du pouvoir et des affaires, que favorise l’environnement familial. Mais, pour ces femmes nées dans de grandes familles, quel est en effet l’ambiance dans laquelle elles évoluent ?
Environnement familial et ambiance de cours royales
L’environnement familial des princesses est à l’image de celui de toutes les cours royales du monde. Il y règneà la  fois de l’amour, de l’affection, mais également de la félonie, de la jalousie. Dans cette ambiance, rôde en permanence la mort, tandis que l’esprit de destruction anime ceux qui se croient lésés.
Issue d’une famille royale au pouvoir depuis de nombreuses générations, la princesse Zingha est la fille du roi Mani Ngola du Matamba, un farouche résistant à la pénétration portugaise. Ce père qui meurt en 1617 s’est acquitté non seulement de ses fonctions de géniteur, mais également de celles d’un maître, d’un éducateur, d’un initiateur aux secrets du pouvoir, de la diplomatie et des armes. Rien d’étonnant dès lors que sa fille, rompue à cette éducation virile, ait été « une habile tacticienne au tempérament de fer et au charisme incontesté » (p. 21) et  « même si son avis n’avait aucun caractère officiel, elle ne se gênait guère pour formuler ses appréciations sur la façon de conduire le pays ou les stratégies à privilégier en cas d’hostilité » (p. 22). D’aucuns verront donc en elle ce garçon manqué chez qui la proximité du père reste un élément déterminant de sa solidité. Ce rapprochement quasi œdipienintroduit progressivement dans le texte un ensemble de signes précurseurs d’un pouvoir irréductible et d’un engagement sans faille. Un fait remarquable : l’éducation royale de Zingha, loin d’être discriminatoire, établit une égalité notoire entre son frère, Mani Ngola, et elle.  Rien de surprenant que ce frère, viscéralement jaloux, à qui tout semble l’opposer, devienne la principale cause de son malheur.
En dépit de l’absence criarde d’une présence masculine à ces côtés, malgré cette éducation où se multiplient toutes les aptitudes masculines de Zingha, elle reste profondément femme. Sa sensibilité et l’acuité de son regard, son esprit d’observation, autant que sa capacité de jugement, en toutes  situations, sont autant d’atouts développés dans cet environnement familial où dominent la protection et les encouragements paternels. Il faut dire que Zingha avait l’âme d’une amazone certes, mais d’une amazone chez qui la féminité n’avait d’égale que cette force de la masculinité qu’elle déploiera dans l’exercice de ses fonctions.
Cette proximité parentale masculine évoquée au sujet de Zingha contribue également à la formation de la personnalité de Pokou. En effet, alors que l’absence de ses propres parents ne semble intéresser ni l’auteure de l’ouvrage, ni Pokou elle-même, la présence de son grand-oncle, Ossei Tutu, s’impose à toute son enfance. Les renseignements sur son environnement familial donnent à voir à la fois des richesses de toutes sortes, un univers d’abondances qui ne manque pas de susciter des convoitises. La succession de ce grand-oncle sonne le début de la zizanie dans la famille, et ce d’autant plus que son successeur n’était pas doté de cette autorité naturelle qui émanait de la seule présence de son aîné. Ainsi, sa disparition, malgré trois décennies de règne, replonge la famille dans « une querelle de succession opposant le jeune frère du défunt,  héritier désigné, et un de ses oncles (qui) mit le pays à feu et à sang » (p. 39). Cette ambiance de rivalité familiale, à l’instar de celle connue par Zingha, où se multiplient meurtres et assassinats, paradoxalement, permet l’éclosion de ces figures féminines de grande envergure que Sylvia Serbin veut ressusciter. La fuite dans laquelle s’engage Pokou, l’exil qu’elle accepte et son fils unique qu’elle sacrifie, ne sont que la conséquence d’un environnement familial des plus exécrables, mais qui transforme toute sa vie en une geste grandiose. 
Tandis que l’Histoire du Dahomey, autant que celle du Bénin, rend peu compte de la vie de Tassin Hangbe, sans doute, parce qu’elle n’aurait régné que trois mois, sa réhabilitation  dans ces portraits des reines d’Afrique et des héroïnes de la diaspora noire la place au sein d’une cour royale. Sœur jumelle du roi Akaba, elle est la fille du roi « Houegbadja, second roi d’Abomey qui régna de 1960 à 1680 » (p. 50). La description de sa vie à la cour montre ce partage de souveraineté entre le frère et la sœur. Dans cet environnement, son statut de jumelle l’élève au-dessus des autres « femmes d’obédience royale » (p. 50) et lui donne des prérogatives exceptionnelles. Et dans cette société traditionnelle, dans cette cour royale, la princesse ne semble pas avoir de mentor. Nullement développée comme chez Zingha ou Pokou, la présence masculine, initiatrice des secrets du pouvoir et du commandement, se fait discrète. Autant Zingha pouvait intervenir dans la gouvernance de son père ou de son frère pour une appréciation ou un avis, autant la princesse Tassin Hangbe mettait un point d’honneur à rester à l’écart des affaires et du pouvoir. La relation qui unit cette femme éprise de liberté à son frère jumeau est unique, ce qui lui permet de le remplacer valablement. Mais la relation est toute autre avec le cadet de la famille, le prince Dossou :

Déçu du peu de cas qu’on faisait de ses états de service pour lui préférer une femme , le bouillant prince qui comptait bien se débarrasser tôt ou tard et de sa sœur et de son neveu pour occuper cette place qui, estimait-t-il, lui revenait de droit. Ce qu’il réussira plus tard sous le nom d’Agadja (p. 54).

Si Ndete Yalla naît dans l’une des plus grandes familles aristocratiques, si, dans son environnement familial, ne sont nullement signalées ces rivalités qui sont au cœur des drames tout personnels des autres héroïnes, la menace de l’occupation par les Maures esclavagistes et par les Français reste continuellement une cause d’angoisse. Contrainte à l’exil où elle meurt, après un mariage de raison avec son pire ennemi, la déportation de son fils par les Françaisapparaît comme la dernière des humiliations qu’elle n’aura pas, heureusement, vécue.
La naissance et les premières années de ces héroïnes portent déjà en elles les prémisses d’une vie de pouvoir et de règne. Le lecteur est surpris par cette égalité de naissance entre les garçons et les filles, que ne manquent pas de mettre en évidence les récits, et qui n’épargne pas aux femmes les combats et les grandes décisions. Mieux, alors que des hommes peuvent succéder au parent (monarque) décédé, les différents conseils décident d’octroyer le pouvoir aux femmes . Leur implication dans la « chose  politique » intervient au cours d’un long processus, parfois imperceptible. Rien d’étonnant qu’elles s’avèrent de formidables femmes de poigne et de commandement.
II. Princesses, mais également femmes de poigne et de commandement
La prise de pouvoir par ces femmes relève une étonnante capacité à gérer un pays, une armée ou un peuple. Dans quelles circonstances prennent-elles les rênes du  pouvoir ?
Situation politique et sociale du pays ou peuple et prise de pouvoir
Ainsi qu’on le voit, la proximité d’hommes et de femmes de pouvoir influents permet cette prise de commandement.
Zingha est désignée par le Conseil du royaume. Elle jouit du « soin d’aller négocier ce difficile traité de Luanda » (p. 21), au détriment de son frère. C’est en tant qu’ambassadrice qu’elle fait ses premiers pas dans la diplomatie et le pouvoir. Pokou n’est pas vraiment à la tête du pouvoir, mais elle décide du départ en exil de son peuple qu’elle mène jusqu’à la « terre promise ». Ndete Yalla succède naturellement à sa sœur, la reine Ndjombött. Tassin est placée à la tête d’une armée, suite à la mort de son frère, par « les chefs de l’armée et le Conseil du Roi, afin de tromper l’ennemi :
On l’habilla des vêtements d’Akaba et on l’installa dans le hamac royal comme l’aurait fait le roi. Les généraux l’entourèrent pour attendre ses ordres et elle donna le signal du départ vers le village de Lissèzoun où devait avoir lieu la rencontre. S’engageant dans la bataille, elle prit part à la conduite des opérations et les soldats ne s’aperçurent de rien tant la ressemblance était frappante entre la princesse et le défunt chef (p. 53).
La prise de pouvoir des unes et des autres se déroule sur un fond d’instabilité régionale ou locale. L’histoire de Zingha relève le combat de la famille royale à l’épreuve des sanglantes conquêtes des Portugais. La contextualisation de cette période par Sylvia Serbin redessine, dans la description et la relation de la découverte de la région par les Portugais en 1484, les premières installations portugaises, les traités et les ballets diplomatiques qui ont rythmé le cours de vie et usé les monarques noirs. L’amputation d’une partie du pays et l’annexion du Ndongo, façade maritime du royaume et région aux richesses naturelles des plus variées, oblige à défendre le Matamba.
L’installation des Portugais sur le Ndongo provoque une autre catastrophe humaine : le commerce triangulaire et le trafic des esclaves qui vide le pays de sa population, trafic qui illustre, pour la première fois, l’alliance entre les Européens dès lors qu’il faut piller l’Afrique et la dépouiller de ses richesses humaines et matérielles.
En longeant la rade elle (la reine Zingha) aperçut les marins portugais, espagnols, italiens et hollandais, affairés à embarquer sans  ménagement des centaines d’esclaves alignés en fils. En faction sur le quai, des négriers blancs contrôlaient avec vigilance le bon déroulement des opérations, aidés d’intermédiaires afro-brésiliens […] Les esclaves y étaient parqués comme des bêtes et près de la moitié d’entre eux mouraient de malnutrition et de mauvais traitements avant même leur transfert (p. 23).
 La reine s’affirme comme une fine négociatrice. En  effet, « son sens de la répartie et son habilité politique dominèrent entièrement l’entretien […] Elle ne céda en rien sur ce qui semblaient relever de la dignité de son peuple » (p. 24), malgré l’intimidation du Vice-roi. Zingha fait preuve d’une assurance rare, surtout en face du Blanc, sûr de sa supériorité et des armes dont il dispose. Si l’exigence que tous les esclaves déportés soient ramenés dans leur pays ne lui est pas accordée, elle obtient des  succès non négligeables, marquant ainsi les esprits. Seulement, de même que les Européens savent s’entendre pour piller l’Afrique, de même, malgré des conflits qui semblent les diviser, à l’instar des conflits religieux de la guerre de Trente Ans entre catholique et protestants, ils savent préserver leurs intérêts au détriment de l’Afrique et des Africains.
 Femme de poigne et de commandement, celle qui est qualifiée de « bouillante reine du Matamba » (p. 27) sait punir ceux qui l’ont offensée, en l’occurrence son frère. De même, afin de conserver de bonnes relations avec ses alliés, les redoutables guerriers jagas, avides de sacrifices humains, elle « ordonna d’effroyables exécutions pour pimenter les réceptions offertes à ses hôtes, allant même jusqu’à goûter la chair des suppliciés ! Montrer qu’elle était la plus forte en manifestant une cruauté à la mesure de ces alliés imprévisibles lui permit de prendre le contrôle de l’armé des Jagas » (p. 27).
 La prise de pouvoir de Pokou se situe à un autre niveau, moins diplomatique, moins militaire, mais davantage humanitaire et symbolique dans la protection de son peuple. Si la confusion dans le Royaume du Ndongo-Matamba résulte du désir des étrangers de s’accaparer du pays, causant une instabilité qui force la reine Zinghaà prendre le pouvoir, lestroubles qui anéantissent le royaume ashanti de Pokou naissent des querelles et des guerres fratricides, sans doute plus difficiles à juguler. La princesse se distingue non seulement dans la prise de décisions graves, mais également dans sa capacité, comme Moïse dans l’Ancien Testament, à mener son peuple. Cette femme, capable de parler et de convaincre des chefs de famille, de les mettre sous son autorité, pour une marche vers l’exil, ne manque pas de charisme.
 Sa détermination, dans ce sacrifice de son uniquement enfant, rappelle cet acte de foi de l’Ancien Testament, où Yahvé demande à Abraham de sacrifier son fils Isaac. Ce fils, c’est l’holocauste offert par amour pour son peuple. Cet enfant unique jeté dans les flots du fleuve la Comoé, c’est l’amputation d’une partie de sa personne, alors qu’aucun membre de la communauté ne s’attarde sur le désespoir de Pokou, implorant « des yeux, allant de l’un à l’autre, espérant qu’un chef de famille se dévouerait pour donner ne serait-ce que le plus chétif de ses enfants, un de ceux qui ne tiendraient sans doute jamais jusqu’au bout de leur hasardeux voyage. Mais pas un ne soutint son regard » (p. 43). Ainsi, le sacrifice exigé par le génie du fleuve prend toute sa valeur symbolique de prix à payer par la reine. Sa décision de partir a un prix, et c’est à elle de payer. C’est à elle de s’amputer d’une partie d’elle-même, « cet enfant tendrement chéri accueilli en don du ciel » (p. 45). Don supérieur, dans une situation extrême, c’est ainsi qu’il faut comprendre l’acceptation du sacrifice qui intime le calme à la nature (p. 46).
 N’ayant pris le pouvoir que pour une durée de trois mois, et malgré sa vie de femme dissolue, Tassin Hangbe, à la tête des armes dahoméennes, n’est pas moins une femme de poigne. La situation du royaume, aussi instable puisse-t-elle être, ne ressemble en rien à celles vécues par Zingha ou Ndete Yalla. Les Dahoméens sont plutôt dans une posture favorable par rapport  aux autres peuples qu’ils tentent de soumettre en permanence. C’est dans cette ambiance que le pouvoir échoit à cette femme éprise de liberté. En effet, la disparition de son frère, qui « passait le plus clair de son existence à se mesurer aux petits royaumes voisins qui contrôlaient les villages des pêcheurs établis le long du fleuve Ouémé » (p. 51), l’installe sans préparation au pouvoir. Mais, n’est-elle pas Dahoméenne, ce peuple qui a vu des générations d’amazones ? Aussi, « elle s’avéra (-t-elle) une Amazone pleine de courage, galvanisant ses hommes et nullement effrayée par la fureur du sauvage face-à-face qui se déroulait sous ses yeux » (p. 54). L’élimination du chef des Ouéménous cause particulièrement sa satisfaction, dans la mesure où « la disparition de de cet homme allait consacrer l’écroulement du royaume ouéménou et de ses alliés qui durent faire allégeance aux vainqueurs » (p.54). Cette preuve de sa capacité à mener les hommes au combat, cette pugnacité qui permet d’éliminer un grand ennemi et de soumettre le peuple vaincu lui valent sa nomination à la tête du royaume, pour succéder à son frère jumeau. Si la femme assume avec autorité son rôle à la tête de son peuple, on ne lui pardonne pas cependant sa conduite.
 Ndete Yalla qui est née « dans ce royaume où les femmes, sœurs ou  mères de roi, avaient toujours exercé un rôle politique […] savaient sa marge de manœuvre étroite» (p. 62). Cette prédisposition oblige à une préparation de tous les instants. Par ailleurs, la situation du royaume walo est particulièrement périlleuse ; le pays est au bord de l’asphyxie (p. 58).

Deux fronts faisaient en effet pression sur le Walo. Tout d’abord, les Maures Tarzas. Ces guerriers esclavagistes, vivant du commerce transsaharien, semaient la terreur dans cette région où ils avaient établi une suzeraineté de fait […] De leur côté, les Français installés depuis le XVIIe siècle dans leurs comptoirs commerciaux de Saint-Louis, supportaient difficilement d’être assujettis aux redevances en nature qu’exigeaient les chefs locaux et les Maures, en contrepartie de la permission de naviguer sue le fleuve, de commercer avec les autochtone et de traverser librement leurs territoires (p. 58).
 C’est dans une grande instabilité que la linguère Ndete Yalla prend le pouvoir, Maures et Français, dans des combats qui n’épargnent pas la population, tentent de s’arroger le pays et ses biens. Or, la détermination de la reine ne fait aucun doute dans sa volonté de préserver son État. Sa pugnacité n’a d’égale que l’opiniâtreté des Français à vouloir conquérir le royaume walo. Malheureusement, la reine n’a pas les mêmes armes que Faidherbe qui, en quelques jours de marche, réitérant cette tactique de la terre brûlée appliquée dans la conquête de l’Algérie, procède à l’anéantissement de toute vie sur son passage (p. 67), afin d’obliger la population à se soumettre. Cette détermination se remarque également dans la réorganisation, depuis la terre d’exil, de la résistance. Son action s’arrête avec l’arrestation et la déportation de son fils.
 La lecture des quatre vies des reines montre l’ambiance difficile au cours de laquelle ces femmes prennent le pouvoir. Il ne s’agit pas ici de relever quelque défi que ce soit, mais d’agir face à des situations qui entravent la bonne marche du royaume ou de l’état. Aucune des femmes ne montre de faiblesse, bien au contraire, elles étonnent par leur détermination et leur combativité. Mais, quels sont leurs combats ? Qui est leur adversaire ?

Adversités et combats
Adversités et combats rythment la vie des héroïnes. Il est ainsi facile de distinguer des adversités internes, c’est-à-dire liées à la famille, au clan, au groupe endogène, et celles engendrées par des forces venues de l’extérieur, décidées à déstabiliser le pouvoir local. Dans ces combats que les reines engagent à l’intérieur de la famille surgit avec acuité la rivalité entre frère et sœur pour le pouvoir, situation qui va jusqu’au meurtre inouï et inutile d’innocents.
La rivalité qui qui oppose la reine Zingha et son frère prend ses racines dans la nomination, par le Conseil du royaume, de la princesse pour présider au destin de son pays. Si le fils aîné du roi, « un balourd tyrannique et retors » (p. 21) usurpe le pouvoir et « fait assassiner le successeur désigné par le défunt » (Id.), la désignation de sa sœur se vit comme un affront qu’il est nécessaire de venger dans le sang. Rien d’étonnant dès lors que toute action politique de la reine constitue pour lui une cause de vengeance. En effet,  « vexé par ce qu’il considérait comme un défi à son autorité et une humiliante provocation, il ne lui épargna aucune cruauté et, plus d’une fois, la fit mettre aux fers pour des motifs les plus futiles » (p. 22).
Si l’histoire expose avec réalisme la manière dont la reine se venge de son frère, alors que celui-ci croit avoir échappé à  ses poursuivants portugais (p. 26-27), l’habilité de Sylvia Serbin, chez qui narration et histoire se confondent, aménage ici un suspens dont les fils se dénouent uniquement à l’approche de la mort de Zingha, comme s’il était d’abord nécessaire d’asseoir le règne et les exploits de cette férue de la diplomatie avant d’évoquer des souffrances toutes personnelles. Recourant ainsi à l’analepse, dans un moment de fièvre et de délire, le souvenir de son unique enfant revient à la surface. Le regret qu’elle formule alors, « Mon seul regret […],  est de ne pas laisser un fils qui puisse me succéder sur le trône du Matamba » (p. 36), est suivi de l’explicitation de la manière dont son fils a été assassiné par les hommes de main de son frère. Plus odieux est le souvenir de la manière dont elle a été rendu stérile le même frère :

Mais ce n’était pas tout. Pour parachever son odieux dessein, une nuit, le frère sanguinaire l’avait fait attraper par cinq de ses hommes de main qui l’avaient conduite entravée chez une matrone à sa solde. Et au moyen d’un  tison ardent introduit au plus profond de son corps, l’horrible mégère lui avait ôté tout espoir d’enfanter à nouveau. Une effroyable douleur qui ne s’était jamais effacée (p. 37).
Vengeances et représailles finissent par détruire la famille. Non seulement la reine a fait empoisonner son frère, mais elle a également  fait subir le même sort à son neveu, le fils unique de son frère : « une double vengeance pour une double peine : son enfant assassiné et sa féminité mutilée » (p. 37).
D’autres combats internes  mobilisent la reine. Si dans un premier temps, elle s’était adonnée à des massacres rituels, parfois cannibales, tel celui qu’elle ordonne pour s’assurer l’allégeance de ses nouveaux alliés, les guerriers jagas (p. 27), ou « toutes ces victimes sacrifiées à l’ambition d’une grande reine » (p. 37), dans l’apogée de son règne, elle interdit les sacrifices humains (p. 31, 36). Cette décision relevait bien de la stratégie royale afin de prévenir les réactions et les ambitions portugaises.
Cette même adversité familiale, Tassin Hangbe la subit dans cette  rivalité  qui l’oppose à son frère Dossou, son frère cadet. À l’instar de Zingha, Tassin avait été placée à la tête de l’armée et avait régné quelques mois grâce à la décision aux chefs de l’armée et au Conseil du roi, décision entérinée par le grand féticheur d’Abomey. Le refus de Dossou de reconnaître l’autorité et le pouvoir d’une femme ajoute à sa rancœur. Tassin doit non seulement affronter la haine et l’adversité de son frère, mais également la colère et l’indignation des notables que sa  vie légère aura irrités.  Ceux-ci demandent sa destitution. Cette rébellion d’une partie du peuple cesse d’être politique du moment où elle est cristallise dans l’assassinat sauvage du fils unique de la reine (p. 55). Et quand bien même l’historienne afro-antillaise stipule : «  ces alors que les adversaires les plus acharnés fomentèrent un complot pour obliger la reine à s’effacer en faveur de leur prétendant dont on taira le nom faute de preuves » (Id.), l’histoire elle-même a déjà désigné cet homme, à savoir Dossou.
Les rivalités familiales qui déchirent la famille de Pokou l’obligent à quitter le pays (p. 39-40). C’est alors qu’elle est face à une autre forme d’adversité, le fleuve de la Comoé.

Ils arrivèrent devant un fleuve mugissant qui les glaça d’effroi. La Comoé formait une barrière naturelle entre le berceau de leurs ancêtres ashantis et une nouvelle terre : La Côte d’Ivoire […] Le fleuve gonflé par les récentes pluies de l’hivernage était cependant impraticable. Sous la violence des courants, les pirogues de pêcheurs amarrées à des troncs se brisaient comme des fétus de paille… (p. 41).

L’évocation des embûches sur le passage est à ce point effroyable que la solution ne peut être que de l’ordre du surnaturel. Ce type d’épreuve, que  recèlent tous récits de migrations ou d’exode, exige des sacrifices. « Le génie de ce fleuve est irrité. Il ne s’apaisera que lorsqu’on nous lui aurons donné en offrande ce que nous avons de plus cher «  (p. 43). Le refus des uns et des autres de livrer leur enfant oblige la reine au sacrifice ultime pour vaincre l’adversité.
Les adversités d’ordre extérieur confirment l’unité de ces textes où les quatre reines se débattent pour leur peuple. Si la diplomatie amène Zingha à remporter quelques victoires, nul doute que la pression portugaise et européenne l’accule à la déstabilisation. Dès la première page de son histoire, l’introduction situe déjà le débat et place la reine dans une situation d’instabilité : « Alliant la diplomatie à la stratégie militaire, elle a dominé l’histoire de l’Angola pendant une trentaine d’années, sans jamais capituler face aux ambitions du Portugal sur son royaume, jusqu’à sa mort à quatre-vingt-deux ans » (p. 19). En effet, la velléité portugaise de s’emparer du royaume du Ndongo-Matamba multiplie «tractations […] difficiles et acharnées » (p. 24), combats meurtriers (p. 26), chartes et autres signatures qui prouvent la force de caractère de Zingha autant que sa détermination. « L’utilisation de renseignements militaires lui permet aussi de consolider sa stratégie » (p. 28). Capable de mener une guerre psychologique contre ses adversaires, elle ne lésine sur aucun moyen pour protéger son peuple (p. 28). L’amour qu’elle éprouve pour son peuple lui conseille à la fois fermeté et concessions, des ouvertures à la civilisation européenne. La transformation irréversible des espaces par les Européens oblige à cette ouverture. Et même si les Portugais l’emportent parce que les moyens qu’ils déploient sont plus « convaincants » militairement, la reine aura toutefois marqué les esprits.
Si ne sont évoqués que le roi du Sefwi  voisin apparaît comme le principal ennemi extérieur au peuple ashanti  de Pokou (40) et Yahassi Kpolou , chef des Ouéménous (p. 54), Ndete Yalla doit affronter deux grands ennemis : les Maures et les Français. Ainsi donc, prise en étau entre ces deux forces supérieures à elle, tant au niveau des armes que leur stratégie, malgré sa détermination, Ndete ne réussit pas sauver son royaume. Le mariage de raison avec un  Maure ne la sauve pas car, en même temps, la pression française l’étrangle. La coexistence des Maures et des Français dont la rivalité se fonde non seulement au niveau des nationalités et des mentalités (de la religion), mais également dans le désir d’appropriation des richesses humaines et naturelles du pays, reste un foyer de tension.
Les forces coloniales décidèrent de passer à l’offensive et de se débarrasser en priorité de leurs concurrents maures en les repoussant vers leur habitat originel au nord du Sénégal. Ainsi auraient-ils le champ libre pour  étendre leur domination sur le Walo qui tenait le trafic fluvial et représentait le dernier verrou d’une vaste espace (p. 61).
La capacité de ces femmes à affronter l’adversité peut apparaître étonnante si on continue à considérer les femmes, comme le fait Dossou en ce qui concerne sa sœur Tassin Hangbe, comme des êtres inférieurs, incapables de détermination, inaptes au commandement et à la prise de décision. Or, dans ces récits de vie, les femmes livrent d’elles des aspects bien surprenants, entre autres leur extrême sensibilité face à la souffrance et à l’injustice.
Une intelligence féminine au service d’une cause 
 Les quatre reines, en dépit des comportements singuliers que l’une ou l’autre peuvent présenter, brillent par leur intelligence. Elles font preuve d’une fine compréhension du monde dans lequel elles évoluent. Cette intelligence se distingue tout d’abord dans les stratégies et la tactique qu’elle déploie dans les missions qui leur incombent. Femmes de conviction, pleinement engagées dans la cause défendue, elles ne lésinent pas sur les moyens pour lesquels il faut opter et les décisions qu’il est nécessaire de prendre pour réussir leur mission.
Les atouts de Zingha sont signalés dès la première page qui relate son histoire (p. 19), elle qui sait allier diplomatie et stratégie militaire. Tout le récit de sa vie va consister dès lors à prouver cette intelligence des affaires administratives, diplomatiques et militaires. Le choix du Conseil du royaume au détriment de son frère revient sur cette reconnaissance d’« une habile tacticienne aux tempéraments de fer et au charisme incontesté » (p. 21), après avoir été initiée par son père. On comprend dès lors pourquoi, avec elle, les Portugais trouvent les négociations difficiles. La diplomatie, elle l’a compris, exige de mieux pénétrer et de mieux connaître son interlocuteur, rien d’étonnant qu’elle s’imprègne de la culture portugaise et approfondisse la langue de l’envahisseur. Zingha n’hésite pas à mettre ses bonnes manières au service de sa diplomatie, elle qui pourtant une femme de tête et de refus (p. 24, 29, 31) dont les exigences se nourrissent d’une observation scrupuleuses des êtres, des situations et des choses.
 Cette intelligence se manifeste dans l’organisation sociale, économique et agricole qui prend progressivement forme sous son règne. Non seulement elle fait bâtir une église à la demande des missionnaires (p. 32), prenant la peine de surveiller les travaux elles-mêmes, comme une femme « bâtisseur », mais elle vit en une sorte de fusion avec les siens, redevant cette prêtresse dont le rôle est de faire revivre les rituels longtemps en vigueur.  La charge de ses responsabilités exposées par le récit (p. 32-35) rend compte d’une activité riche et variée par laquelle elle se fait plus proche des siens. Femme de très grandes décisions, elle est abondamment pleurée au moment de sa disparition. 
Moins développés chez Pokou, les atouts de la reine font cependant montre d’une grande aptitude à convaincre, à la dialoguer et à se faire entendre des siens. En effet, son intelligence et son intuition l’amènent à anticiper,  par un départ de nuit, sur le sort qui risque de frapper encore plus durement les siens. « Les maisons incendiées, les champs saccagés, les troupeaux dérobés, les biens pillés lui indiquèrent qu’il ne restait plus que l’exil pour éviter aux siens un sort tragique. Elle avait déjà vu trop de carnages dans ce royaume tourmenté » (p.40). Intelligence et sensibilité féminines  permettent de prévenir le danger, alors que la fuite devient signe et stratégie de la conservation de la vie. Loin d’affronter, dans une guerre fratricide, un parti plus fort, le choix de l’exil retentit comme un appel de sagesse.
Installés sur la terre d’exil, une terre d’accueil, Pokou joue son  rôle de fondatrice d’un nouveau peuple au nom de Baoulé. Cette expression murmurée dans un sanglot Ba ou li, après l’immolation de son fils, signifie « l’enfant est mort » (p. 47). Egalement femme de tête, elle se charge alors d’organiser la vie sur la nouvelle terre. Ainsi, « pour marquer la naissance symbolique du peuple akan sur cette terre de liberté, Pokou décida de nouveaux noms aux clans qui l’avaient accompagnée. [...] Elle commença par les familles vassales… » (p. 47). Sont également interpelés trois autres groupes dont les noms expliquent tantôt leur fonction, tantôt leur penchant naturel. Cette hiérarchisation de la société permet la restauration des pratiques ancestrales, à l’image de ce qu’a fait Zingha. « Perpétuellement évoqué, honoré, raconté, chanté, ce sacrifice fit de Pokou la femme plus glorifié de la région » (p. 49).
Tassin apparaît comme une reine que rien n’effraie. Femme de refus que les récriminions et la condamnation masculines l’ébranlent pas, elle revendique non seulement une liberté totale, celle de vivre seule, de pouvoir divorcer, mais également cette liberté de jouir de son corps. Elle constitue en ce sens un mouvement de libération et d’émancipation de la femme avant l’heure. Son intelligence n’a d’égale que sa joie de vivre et, plus tard, sa bravoure. Sa vie, présentée comme dissolue, cache cependant un caractère fort, fait de défis,  qui se découvre à des moments opportuns, chaque fois que la situation est critique : elle remplace son frère à la tête de l’armée et ose montrer, sans pudeur, sa nudité  en public, afin d’attirer l’attention sur le malheur qui l’a frappée. Si le geste est décrié par certains, les femmes se saisissent de cet acte pour lui donner un sens.

Lorsqu’elles estimaient qu’un grave danger menaçait la société – déliquescence du pouvoir, intolérance, pertes de certaines valeurs fondamentales -, les femmes abandonnaient leur réserve habituelle pour exhiber ce qu’elles avaient de plus intime et de plus caché. Vieilles ou jeunes, elles sortaient en groupe, complètement dénudées, le corps badigeonné de poudre blanche de kaolin, et marchaient en procession sur la voie publique pour signifier que si certaines tensions persistaient, la société risquait de se disloquer (p. 57).
Tassin avait ainsi réussi à fédérer les femmes dans un mouvement de révolte lourd de sens. Dans ce geste réfléchi, à l’image de sa personne qui n’a jamais tenu compte des commérages la concernant, non seulement elle réalisait sa vengeance, mais elle créait également un moyen pour mesurer et jauger la bonne santé morale de son clan.
Si Pokou a sacrifié son fils pour aider son peuple à traverser la Comoé, Ndete Yalla s’est donnée, par un mariage de raison, à un Maure. C’est alors que l’intelligence féminine au service d’une cause prend également toute sa valeur. L’intelligence qui rejoint la raison permet d’asseoir des stratégies qui rendent fortes les décisions prises autant que la détermination de la reine. L’acceptation de l’exil pour mieux organiser sa résistance fait fi de la protection de sa personne qui, finalement, n’est qu’un instrument. Comme les trois autres reines, Ndete est une femme de tête et une femme de refus. « Dans une lettre très ferme au gouverneur de Saint-Louis, Ndete Yalla exigea l’évacuation des parcelles relevant de sa souveraineté autour de la ville coloniale. Elle interdit en outre tout commerce européen sur les escales de son royaume, au grand dam des traitants blancs » (p. 66). Les moyens qu’elle multiplie pour résister au double envahissement des Maures et des Français, malgré sa défaite finale, prouve suffisamment cette intelligence qu’elle a su déployer tout au long de son combat.
L’intelligence féminine se manifeste dans tous ces récits où les femmes ne sont pas de simples exécutantes, mais montrent leur capacité à  gouverner, à diriger et à mener un peuple, à combattre l’adversité. Pourtant, à côté de leurs fonctions politiques ou sociales, elles sont également des femmes du monde.
Reines, femmes du monde mais également femmes éprouvées
De par leur naissance princière, le port et le comportement de ces quatre femmes témoignent déjà d’une éducation singulière, réservée aux femmes de leur rang. Il apparaît clairement que Tassin Hangbe « n’était  plus mariée » (p. 51) ; Ndete Yala « s’était sacrifiée à son devoir de reine en contractant en 1833 un mariage de raison avec le chef maure Mohamed El Habib » (p. 62), mais que cette union fut éphémère. Pokou a perdu son jeune époux dans un traquenard (p. 40), mais rien de transparaît de la vie intime de Zingha, excepté cet enfant qui lui fut enlevé de façon cruelle. Qu’est-ce qui caractérise ses femmes du monde ?
Le séjour de la reine Zingha à Luanda et sa visite au palais du gouverneur, la compagnie du vice-roi du Portugal, Don Joao Correia da Souza, montrent une femme rompue aux pratiques mondaines, une femme capable de jauger d’un regard la qualité des services mis à sa disposition. Dédaignant les coussins qui devaient lui servir de siège,

d’un geste sec, elle ordonna à l’une de ses suivantes de s’approcher./ la servante n’eut point besoin d’explication pour comprendre le courroux de sa maîtresse. Elle se mit précipitamment à genoux sur le tapis et, prenant appui sur ses coudes, pencha le bus en avant et lui présenta son dos […] Zingha se posa sur ce fauteuil improvisé et y demeura pendant toute la durée de l’entretien » (p. 24).
Issue d’une vieille famille royale, son charisme ne camoufle pourtant pas cette séduction et cette féminité qu’elle sait déployer dès que nécessaire. Sylvia Serbin se refuse à dresser le portrait physique de ces reines, sans doute pour ne pas mettre en valeur leur beauté, étant donné,- et on ne peut le nier -, que son ouvrage est dominé par une orientation idéologique qui s’appuie sur la revendication de la force et de la détermination du genre féminin. Pourtant, leur beauté transparaît à travers leur élégance. Pour sa première mission diplomatique, voici comment elle apparaît à son peuple :
Zingha était vêtue d’un pagne de fin velours de raphia. Une étole de couleur vivre posé en écharpe sur ses épaules lui couvrait à peine la poitrine. Sa couronne d’or massif sertie de pierres précieuses et surmontée d’une touffe de plumes multicolores formait un petit casque sur sa tête. Tout en elle traduisait la fierté des femmes de haute lignée » (p. 22-23).
Femme, Tassin Hangbe l’est pleinement, elle qui «appréciait beaucoup […] la compagnie de jeunes galants qui rivalisaient d’ardeur et d’esprit pour attirer son attention » (p. 51), signe qu’ils étaient bien reçus dans ce palais. Le retentissement histoire de sa vie, retentissement qui a failli la rayer de l’histoire de son pays, montre avant terme cette volonté de la femme de jouir de sa liberté, et comme l’homme, de prétendre à de nombreuses aventures. La description de son palais suggère le portrait et la beauté de la résidente. Cette élégance est également celle de Ndete Yalla dont le sourire dévoile « des dents nacrées que le contraste avec des gencives noircies au henné […] une voix légèrement voilée » (p. 65). Pour recevoir ses invités,
Elle était vêtue d’un grand boubou d’apparat dont les pans laissaient entrevoir des pagnes chamarrés, rehaussés de fils d’or par les tisserands de la cours. Son foulard noué en cône, très haut sur la tête, et des tresses piquées de pépites d’or glissaient le long de ses temps jusqu’à ses lourds pendants d’oreille en or massif. Sur son buste s’entremêlaient des colliers en or et des amulettes recouvertes de cuir […] ses impressionnants bracelets torsadés sur l’avant-bras. Des bagues en argent serties d’ambre et d’agate complétaient la parure (p. 65).
Les lieux d’habitation, les bonnes manières qui se donnent à observer et qui sont suggérées par le texte confirment cette naissance royale qu’évoque le titre de l’ouvrage. Reines, mais également femmes, et mères, c’est dans leur statut de mère que s’enracine leur souffrance.
Deux éléments caractérisent la maternité de ces femmes : la naissance d’un fils unique et, plus dramatique, la disparition de celui-ci dans des conditions cruelles : disparitions dans des conditions cruelles, tel est également le cas de Sidia, le fils de Ndete Yala déporté à Alger, après le décès de la reine. Zingha et Tassin perdent leurs fils uniques, tués par leur frère. Le souvenir des événements qui remontent à la surface, aux dernières heures de la vie de la reine Zingha laisse entendre non seulement ce cri de désespoir qui sourd à peine d’une voix déjà moribonde, le regret de ne pas laisser de fils pour reprendre le flambeau du pouvoir (p. 36), mais également un récit fidèle de la manière dont son frère l’a privé à la fois de ce fils et de ce qui fait l’essentiel de la femme, l’« espoir d’enfanter à nouveau » (p. 37). S’il est vrai que ces deux actes horribles ont été sévèrement punis, le souvenir de « ce jour maudit » (Id.) n’a cessé de hanté la reine. La mort de ce fils est ainsi à considérer comme un sacrifice mal non consenti sur l’autel de la haine et de la rivalité fraternelle.
La vie de Pokou, loin d’être un long fleuve tranquille, ne semble jalonnée que de malheurs. Elle qui a vu toute sa famille décimée sous ses yeux (p. 40), « elle-même n’avait dû sa miraculeuse survie qu’à la protection des ancêtres qui veillaient sur elle dans l’au-delà » (p. 40). Mais sans préjuger de cette protection ancestrale, celle-ci semble l’abandonner plusieurs fois. En effet, alors qu’elle allait donner son fils en sacrifice pour que son peuple puisse traverser la Comoé, voici qu’elle revit le film de sa vie.
Son esprit s’attarda un instant sur ces longues années d’accablement durant lesquelles sont ventre était resté vide ; sur ces compagnons dont il avait fallu se séparer parce que leur semence ne l’avait pas rendu fertile ; sur les humiliations ressenties quand s’élevaient à son approches des murmures réprobateurs évoquant, elle le devinait, la probable malédiction liée à sa stérilité. Elle pouvait faire sa fière, mais une princesse sans enfant, quelle déchéance ! […] Au fils des ans, son cœur s’était asséché sous le poids de l’amertume et de la résignation, au point que ses anciennes compagnes de classes d’âge n’osaient même plus venir lui présenter leurs nourrissons./Et, c’est dans la quarantaine, au moment où les femmes de sa génération devenaient grands-mères, que le miracle s’était accompli (p. 44).
 La citation est relativement longue certes, mais elle permet de relire cette vie de femme devant le drame de la stérilité en Afrique, dans une famille royale qui attend un héritier. La situation de Pokou, en tant que reine et femme, est loin d’être enviable. La chronique de son éviction annoncée et de sa déchéance est un interrompue pour autoriser le rêve, le bonheur, la naissance d’un enfant. Et c’est alors que, comme pour la frapper de la manière la plus radicale, son mari perd la vie et elle doit sacrifier cet enfant enfanté dans la peine. La similitude avec l’histoire d’Abraham dans la Bible  ne consent malheureusement pas à la même issue. Pour le prophète, le miracle se produit, comme dans un ex-machina, pour épargner la mort de l’enfant, cet enfant que sa femme Sarah a conçu dans sa vieillesse. Pour Pokou, l’holocauste doit s’accomplir. Rien d’étonnant que son cri de résignation soi également une manifestation de sa révolte face à son destin : « Kouakou, mon unique enfant ! J’ai compris qu’il faut que je donne mon fils pour la survie de cette tribu. C’est à  cause de ma famille qu’ils ont été obligés de fuir. Une reine n’est-elle jamais que reine et non femme ni mère ! ».
 Ce cri d’une violence inouïe vient ainsi établir une dichotomie entre la fonction royale et l’état de femme, assujettissant les reines à une certaine solitude, comme si l’enfant consacre la femme dans son rôle social, tandis que l’absence de l’enfant cristallise d’une certaine façon cette part de masculinité chez la femme qui la consacre pour le pouvoir. Le paradoxe est de taille qui inscrit ainsi, dans la perte de l’enfant, la stérilité et la non-maternité, dans la capacité, chez les femmes, à accéder au pouvoir, rejoignant ainsi l’idée répandue selon laquelle une femme, pour réussir dans les mêmes fonctions que les hommes, doit sacrifier ce qu’elle a de plus cher. Ce sacrifice non consenti, c’est également celui auquel se résigne Tassin Hangbe dont le fils est exécuté par son frère.
 

Conclusion
Femmes de pouvoir, mais surtout femmes de souffrance, c’est surtout ainsi que s’appréhende leur existence. Toutefois, de façon très admirable, ces êtres gardent cette dignité que leur imposent leur naissance et leur statut. Les grandes douleurs restent muettes devant le peuple pour exploser dans la solitude ou dans les derniers instants. Vies remplies, certes, mais également de grandes blessures qui entravent leur parcours. Le constat le plus difficile reste cette inadéquation entre le pouvoir que doit assurer et assumer la femme dans les hautes fonctions et cette maternité, cette vie conjugale durable et heureuse, qui semblent lui être refusées.  
 La mise en valeur des reines d’Afrique dans leur aptitudes à prendre le pouvoir, dans une gérance convaincante et efficace du royaume et du peuple, donne également à voir des femmes dans des combats qui sont de tous ordres. On le sait, l’engagement politique et social  autant certaines prises de positions, ont certes consisté à mettre en évidence ces combats de femmes, les capacités et l’intelligence féminine. Rien d’étonnant donc que ces femmes soient reconnues et célébrées, ces reines qu’exalte Sylvia Serbin, ces pionnières dont l’exemple est à suivre.
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