Afin de ne jamais oublier :
Une lecture de Rendez-vous avec l’heure qui blesse de Gaston-Paul EFFA
                                            (Marie-Rose Abomo-Maurin)
 Dans ce nouveau roman publié en janvier 2015, viagra Gaston-Paul Effa quitte l’Afrique de Je la voulais lointaine (2012), vialis 40mg où le lecteur, voguant entre le pays natal de l’auteur, chez les Fang, et la région  plébiscitée par son cœur, Strasbourg, se retrouve plongé dans l’Afrique des traditions et de la transmission des savoirs occultes ancestraux pour aborder une grande figure de l’histoire noire : une figure pourtant oubliée jusqu’à son  nom que porte la place de l’hôtel de ville de Sablé-sur-Sarthe. C’est alors que le devoir de l’écrivain s’impose dans cette écriture de réhabilitation d’un homme, d’un représentant d’une race : la race noire, d’une profession : celle de vétérinaire, d’un homme de la culture, d’une homme politique compétant : le maire de Sablé, et enfin d’un humaniste dont l’humanité apparaît à tout instant, tantôt dans l’exercice de ses fonctions et en relation avec ses clients, propriétaires d’animaux à soigner, tantôt dans l’observation des êtres qui l’entoure, aussi bien dans sa vie civile que dans ce camp de Buchenwald. Mais qui est vraiment ce Raphaël Elisée que présente Gaston-Paul Effa ? Comment présente-t-il le projet du Führer ? Quels sont les moyens que se donnent Elisée et ses amis de Buchenwald pour survivre ?
1. Raphaël Élizé : un homme, une icône
Dans ce roman qui ressemble à un journal où se mélangent tant d’événements, ceux, simples de la vie quotidienne d’un père de famille, d’un vétérinaire aux contacts des paysans de la Sarthe, ensuite du Maire de Sablé, grand bâtisseur, amateur d’art et de musique, et ceux, tragiques, de la réinvention de l’existence dans un camp de concentration où l’on découvre qu’être noir, c’est n’être rien du tout, plus bas qu’un chien, le personnage, Raphaël Élizé, à aucun moment n’a cessé de montrer cette humanité qui, finalement, rend plus criarde l’inhumanité des Nazis.
Le vétérinaire est toujours sommé de se présenter dans une ambiance « d’agitation et d’hébétude […] Je m’appelle Raphaël Élizé, je suis né en Martinique, citoyen français, j’ai été le maire de cette petite commune de Sablé-sur-Sarthe » (p. 13-14). Le départ de Sablé pour le camp de Buchenwald est fixé au 13 septembre, la fin de l’été. C’est également la fin d’une vie d’homme libre, la cessation d’activité de son existence de vétérinaire, pour cet homme riche jusque-là dans l’expérience des soins des animaux de ferme. Raphaël a presque vingt-huit ans lorsqu’il termine ses études de vétérinaire à Lyon. Son bagage intellectuel est impressionnant. En effet, il quitte la ville de Lyon « après avoir assimilé toutes les sciences naturelles et toutes les doctrines médicales, déchiffrant le latin, le grec, et même le hébreu et l’arabe, ces langues qui disent les métamorphoses du cœur, les périls, les victoires et les sacrifices des héros humains et animaux » (p. 17).
Encore enfant, il avait quitté la Martinique, avec ses parents, peu de temps avant l’éruption de la Montagne Pelé (p. 85, 104). Cette tragédie à laquelle il n’a pas assisté directement n’a pourtant pas manqué de l’affecter profondément. Si son mariage heureux (p. 66) lui fait découvrir les compétences et les aptitudes de son épouse Caroline, capable de rassurer les patients après avoir écouté les conseils que son mari dispense aux uns et aux autres (p. 93-95), la disparation de son unique enfant, Janine, est une nouvelle tragédie dont la conscience est ravivée à Buchenwald.
Janine ! Au moment où je déclarai que j’avais un enfant, le sang jaillit hors des blessures. Comme si la pièce avait chaviré, comme si le mur qui me faisait face s’était incliné jusqu’à moi et que, dans le même temps, le lit où je reposais s’était rehaussé, soulevé à la tête. Je revoyais ma fille, le jour de sa mort. Elle avait dix-sept ans. Toute une jeunesse d’ange et d’enfant passée, sans bruit, comme une initiation […] Ma fille était morte pendant mes visites, mais j’étais incapable de le dire. Je n’en parlais même plus avec Caroline. Cette pensé m’inondait depuis les plus obscure profondeurs de mon être, tout le mouillé des mots m’emplissait la bouche de ce souvenir atroce et jusqu’au bout de la langue, je refusais les syllabes qui auraient dit ma détresse. JANINE (p. 123).
 Raphaël Élizé est donc un homme cultivé (p. 100-11), un intellectuel accompli (p. 17, 88) dont la fréquentation régulière des bibliothèques ne surprend que des âmes mal intentionnées. Vétérinaire compétente (p. 20-24), qui opère des miracles là où ses confrères blancs essuient des échecs cuisants, il s’attire la sympathie des fermiers et des paysans de Sablé. Et si, à cette période, un fermier l’interpelle : « Docteur, Dieu soit loué, le fil a vu votre voiture. Venez tout de suite, ma femme ne peut pas accoucher », et que sa tentative de lui répondre : « Mais je ne suis pas médecins » est refoulée avec fermeté, son destin semble s’écrire autrement à travers la profession de foi du paysan : « Vous les vétos, vous êtes plus forts que les médecins, parce que les bêtes ne vous disent pas où elles ont mal. Ma femme ne peut plus que crier, elle se tord depuis le matin, vous la sauverez comme vous avez sauvé ma Jacotte » (p. 30).
Dès lors, les qualités de l’homme, reconnues par tous, le mènent à la tête de la commune de Sablé. Homme d’action, son travail y est aussi remarquable, lui qui non seulement y fait construire une maternité, une piscine, mais y organise également des concerts, en même temps qu’il encourage la culture et les arts. Toujours à l’écoute (p. 116), être très sensible (p. 49, 97), observateur infini des êtres et des choses, Raphaël Élizé est toujours à la recherche de l’humanité de l’homme, ainsi que le confirme cette remarque de Léon qu’il avait connu « dans les premiers temps de l’Occupation » et qu’il retrouve à Buchenwald : « Monsieur Élizé, vous ne vous contentez pas de nous accueillir, il y a autre chose, comme si vous cherchiez à préserver notre dignité. Ce festin, par exemple, qui se reproduit chaque soir, le premier jour, on le comprendre pour effacer la fatigue du voyage, mais tous les jours… » (p. 103).
Pour Raphaël Élizé, en somme, il n’est pas question de mourir en état d’animal dominé (p. 107-108), mais en homme, l’être au-dessus des animaux. La volonté « d’échapper à l’irrespirable présent », comme d’aucuns qui se réfugient dans le passé, d’autres dans le futur, s’inscrire dès lors dans la prescription de l’évocation du symbolisme maçonnique de son enfance (p. 130-132). De l’exhortation : « Reste homme vrai en toute circonstance. Les travaux sont fermés » (p. 131), le prisonnier de Buchenwald tente de reconstituer une de ces cérémonies initiatiques qui, longtemps repoussées, semble impulser en lui le sens de la vie et la force de combattre. Se considérant comme toujours de passage (p. 152), son voyage se marque d’étapes mémorables pourtant. Alors qu’il évoque « la carte grattée de (mon) histoire » (p. 153), cherchant dans cette carte même le sens caché des choses, il s’inscrit de manière tout à fait durable dans l’Histoire. Lui, l’apatride (p. 154), se fait, mieux que ceux qui revendiquent une race pure, une nation sans tache, citoyen du monde, exemple qu’il montre dans ce camp de Buchenwald où se côtoient tant de nationalités.
2. Le projet d’Hitler et le dernier musée, le Noir, le camp de Buchenwald
S’il faut attendre pratiquement la fin du roman de Gaston-Paul EFFA pour se rendre tout à fait compte du projet funeste d’Hitler et des Nazis (p. 149-150), celui-ci est déjà perceptible dès le premier paragraphe du roman (p. 13), en même temps que le second paragraphe marque le début de l’histoire personnelle du prisonnier Raphaël Élizé. « Signal vantait quelques minutes de conversation avec le journaliste du Reich qui avait reçu les aveux du Führer à propos de la sa fascination pour l’art » (p. 149). Les propos du Führer s’écoulent ensuite comme un lacis de considérations les unes plus assassines que les autres dans lesquelles se dessinent clairement la fin de l’humanité et la miraculeuse survivance de la race aryenne. Cette survivance se résume en un stockage compulsif des plus grandes œuvres d’art du monde, après l’exterminateur systématique de leur propriétaire. C’est alors que le musée prend à la fois les sens de lieu où seront déployées et explosées ces créations, en l’occurrence le futur musée de Linz (p. 163, 175) et du lieu où seront concentrés et consumés les corps de leurs anciens possesseurs. La conversation rapportée, dans ce roman, est intense, mais dès le début du récit, le sort du Noir apparaît dans toute sa singularité.
S’il est vrai que les récits sur la Résistance sont nombreux et poignants, EFFA rappelle combien on fait peu état de ces Noirs déportés , de ces Noirs de la Résistance, de tous ces gens issus des colonies qui pourtant sont venus combattre pour la mère-patrie. Le Noir ! Raphaël Élizé n’a jamais oublié qu’il était Noir, l’aurait-il fait que d’autres le lui auraient rappelé, aussi bien les paysans dont il soignait les bêtes que ses confrères blancs :

J’étais noir. Face à cette évidence dont la sombre lumière m’emplissait, je venais à la rencontre de ma peau avec humilité. Longtemps mon téléphone resta muet. Je dormais quelques heures profondément, au début de la nuit. Puis, je me réveillais, me levais et comme le silence, dans le petit village où je vivais, était le silence du monde tout entier, j’accédais d’emblée à moi-même et c’est à partir de là que je décidai de me battre pour imposer ma différence. Je ne cherchais pas à rivaliser avec mes confrères. Ils étaient blancs et j’étais noir. Ils étaient installés depuis des décennies et je venais d’arriver […] À l’intensité, le Noir répond par l’intensité. À la violence, par la violence. À l’audace et au vertige, par l’audace et le vertige. Devant une telle détermination qui ne procède d’aucune raison claire, les limites finissent par reculer (p. 18).
 Face à la défiance permanente (p. 21, 57) ou, tout simplement, face à l’ignorance (p. 57), alors que fusent des appréciations douteuses (p. 42), quand le vétérinaire reçoit, à la place de la serviette présentée aux collègues blancs, des serpillères ou des morceaux de sac de jute, pour s’essuyer les mains et le corps après le travail (p. 61-62), jamais Raphaël Élizé ne perd de vue les paroles de son grand-père : 
Mon grand-père disait que pour les Noirs la peau est un mystère insondable, il le disait sans chercher à savoir si nous le comprenions, ou si, à Lamentin, on se souciait de la peau des esclaves, la mer, seule, évoquait quelque chose pour nous, puisqu’elle n’était jamais bien loin, qu’elle nous nourrissait, qu’elle n’aurait jamais fini de charrier nos expériences originelles. Ce que voulait dire mon grand-père, c’était peut-être que la peau d’autrui et sans doute la sienne, et aussi la mienne aujourd’hui, sont un détroit où l’on ne peut que se perdre (p. 17-18).
S’il est vrai également que l’étonnement disputait la place à la fascination (p. 59), le sort du Noir semble à jamais scellé par ceux qui ont décidé, depuis la malédiction de Cham par son père Noé (p. 81), que le Noir continuellement poursuivi par cette malédiction (p. 153), ne pouvait être qu’un être sans âme, au même titre que les animaux et à ce titre être déraciné de sa terre, planté dans une autre où il est asservi, assujetti et être affublé de l’appellation d’esclave, et plus tard de colonisé. La stigmatisation d’une race et la systématisation de la réification soutenue et légitimée par des penseurs travaillant « dans les abysses inimaginables de la douleur et l’humiliation, la négation de l’humain, la déchéance de la raison, le suprême mépris des convenances et des mœurs » (p. 63-64), participent de cet assujettissement. C’est alors que la conviction d’appartenir à un peuple maudit (p. 81) revient hanter Raphaël Élizé, comme elle hante les personnages des romans antillais. Dès lors, l’inversion de topos, maître noir et femme de ménage blanche (p. 84), relève de l’incongru, pour les uns, mais dans le même temps, annonce un changement des pratiques à venir.
Si Raphaël Élizé assume sa singularité, le choc qu’il subit d’être exclu de la famille juive occupe de nombreuses pages du roman. S’il avait déjà perdu ses illusions face aux traitements réservés aux prisonniers devant l’horreur (p. 64-65), il lui restait un infime espoir, mais très vite déçu, celui d’appartenir, non plus à la communauté humaine, mais à celle désormais restreinte des Juifs du camp de Buchenwald. « Nous étions tous juifs, c’était naturel. Je supposais, et pourtant je ne pus très vite m’empêcher de me le reprocher, d’en avoir honte : ce coup à la tête qui m’avait à moitié assommé, accompagné de « J’ai dit juif, tu es un nègre, dégage ! » : un imposteur ! Voilà ce que j’étais. J’étais moins que juif, si cela est pensable ! (p. 73).

 Cette exclusion de toute communauté humaine, épée de Damoclès toujours suspendue au-dessus de sa tête, connaît pourtant un répit au moment de la reconnaissance des populations de Sablé (p. 106). Le récit d’EFFA ne s’attarde pas sur ce répit comme si la parenthèse n’était qu’anecdotique. En effet, le récrit reprend avec un effet d’annonce pathétique : « C’était l’événement qui allait me faire toucher le fond » (p. 107). Raphaël Élizé se réfugie dans une nouvelle norme, celle de sa singularité (p. 119), s’écartant ainsi des lieux communs, des chemins battus. C’est pourtant cette singularité qui entérine son humanité.
 Dès le voyage dans le train, particulièrement dans les wagons à bestiaux (p. 28-30), l’assimilation de l’homme à l’animal s’inscrit dans ce nouvel univers vers lequel les femmes, les hommes et les enfants s’acheminent, dans l’ignorance totale de leur sort. Les humains, réduits à l’état de bêtes (p. 33), de « gibier » (p. 72), vivent déjà l’inutilité de leurs existences et la vacuité de leur vie. La nudité (p. 64), physique et psychologique, dans laquelle ils vont périr se vit déjà durant le parcours, dans une proximité et une promiscuité défiant tout bon sens. Rien d’étonnant que la confusion (p. 30) règne. Rien d’étonnant non plus que l’environnement imprime chez l’individu la conviction d’être devenu un animal (p. 107-108, 138-143), amenant Raphaël Élizé à confesser : « Je hochais la tête quand je vis l’œil du chien. En vérité, je l’écoutais et je l’entendais comme je n’avais jamais écouté ni entendu aucun être jusque-là. Je voyais, dans son regard, une bête, une victime. Entre bêtes, on s’entraide » (p. 138-139).
 Au camp de Buchenwald se multiplient des indices d’inhumanité insoutenables. Si le voyage est pénible, le langage des Allemands est d’une rudesse et une invitation totale à ne pas s’aventurer sur quelque recherche de conversation ou de communication que ce soit. Les mots s’alignent, ne sachant signifier que des ordres : « À droite ! » Rechts ! « À gauche ! » Links ! Gerade aus ! Zurück ! Zurück ! « Debout ! Debout ! Droit ! Droit ! Marche ! Marche ! » Schnell !  Schnell !  (p. 50). Quelques très rares phrases construites semblent échapper de ces bouches rigidifiées par la violence et la cruauté : Recht oder Unrecht, mein Vaterland (p. 52). Les pages 138-139 semblent compter le plus de phrases possibles, mais toutes intimant au Noir l’ordre de travailler. La stérilité de la conversation, toujours unilatérale, dessine l’existence de deux univers en un seul espace, deux mondes qui ne peuvent communiquer : celui des Nazis pratiquement réduit à la réitération des mêmes mots-ordres qui, à la fin, s’apparentent à des barbarismes, à des solécismes, et l’autre, muré dans ce silence affiché et qui ne manque pourtant pas de signification. Le silence imposé développe des moments de confusion d’idées (p. 54), et ce d’autant plus que les prisonniers sont dans un épuisement total permanent (p. 121).
 Ce nouvel univers (p. 135), dans la proximité des cadavres (p. 157), dans l’humiliation de tous les instants, est aussi un univers d’odeurs supportables (p. 65, 66, 115, 169) ; un enfer (p. 118) où l’on vit au quotidien la mort atroce des compagnons (Soury, Le Tchèque, Léon…). Pour Raphaël Élizé, le hoquet de l’Histoire ramène le monde en arrière, tant il a l’impression de vivre le retour à l’esclavage (p. 124). Dans ce camp où les êtres humains ne sont plus que des ombres (p. 159), on comprend aisément qu’ils posent des actes absurdes (p. 171-172), dans lesquels ils sont sûrs de trouver la mort. Pire que tout, on commence à oublier les siens (p. 179), sombrant graduellement dans la résignation et la mort (p. 174), parce qu’on a atteint le comble de la déchéance (p. 177). C’est pourtant dans le même temps que s’élabore un certain art du vivre le camp.

3. Un sursaut de dignité et de volonté de vivre à la proximité de la mort

C’est sans doute ainsi qu’on pourrait qualifier l’attitude presque héroïque des prisonniers de Buchenwald. S’il est vrai que la trahison des compagnons de misère, en vue de grappiller quelque indulgence de la part de leurs maîtres éphémères du camp (p. 157, 164), reste un paradigme de tous les temps, l’impression qui domine dans le récit de Raphaël Élizé est celle d’une volonté de survivre et, surtout, de narguer les Allemands chez eux. En effet, le besoin des prisonniers de se réunir (p. 102), d’organiser des « causeries intellectuelles » (p. 112), en lui seul se lit comme un projet audacieux dans un milieu où tout projet est une absurdité. La naissance et la confirmation de la « fraternité universelle » (p. 117) qui rassemble les déportés est un pied de nez à la mort et la réification. Le secret de la force des faibles est sous-tendu par cette résistance dont le symbole est celui des Mohicans (p. 135), appellation que Raphaël Élizé choisit pour ces prisonniers réunis en un groupe de partisans, capables de tenir un journal, de le faire circuler, de ridiculiser, par des caricatures, les pseudo-maîtres de cet espace et de ce camp. Les exploits sont nombreux et significatifs, comme le vol du Magazine par Raphaël Élizé (p. 144) qui permet de s’informer et de mieux connaître le projet d’Hitler. Il souffle ainsi à Buchenwald un esprit d’audace, de défi, qui autorise à dire que l’homme est toujours plus fort (p. 181-182).
Concernant Raphaël Élizé lui-même, il puise sa force dans cette volonté de s’en sortir, grâce à l’amitié construite dans le camp certes, mais également dans le souvenir de sa famille, de son pays natal, lui qui est rongé par l’envie d’écrire une histoire (p. 190). Monsieur Élizé-père est très présent dans le roman (p. 131-132). Celui que son fils tente de déifier, autour duquel il essaie de construire un mythe (p. 189), apparaît comme un pilier solide dans l’éducation du fils. Ces symbolismes maçonniques, souvenirs enfouis dans le passé, qui ressurgissent pendant la captivité (p. 130-132), se donnent à lire comme des pistes d’une recherche de l’équilibre de la vie et de l’être. Les considérations du grand-père sur la couleur de la peau (p. 17), autant que les lamentations de sa grand-mère (la dévèn sé an vié nèg, p. 81) ont été autant d’avertissements pour le vétérinaire. La captivité qui permet enfin de faire le deuil de sa fille, ainsi que le souvenir de Caroline et des autres membres de la maison, entretiennent l’espoir et la vie. Qu’il s’agisse de Sablé, de la Martinique ou de la Montagne Pélée qui revient au moins deux fois dans le récit, ces territoires ravivent la foi et forment, pour le déporté, un socle solide d’espérance et un tremplin pour une résistance efficace.
Un complément à ce soubassement construit sur le pays natal et la famille vient de la littérature et des arts. Écrire n’est pas un vain mot ni un acte inutile ; l’écriture prend toute sa profondeur dans un geste, autrefois sans doute banal, devenu quotidien : « je sors le bout de papier que j’ai dans ma poche et griffonne » (p. 49). La ferveur poétique qui imprègne si fortement la pensée du Vétérinaire (p. 60-61) qu’il aiguise en même temps son esprit d’observation des faits et des humains. Aussi, consigner sur des bouts de papiers ces faits et paroles, tant qu’il peut trouver du papier dans les conditions de vie des camps, devient salutaire. La prise de conscience que la littérature permet de survivre (p. 109) ouvre au développement des causeries intellectuelles (p. 112, 113). Les réminiscences de lectures poétiques et d’auteurs (p. 118), non seulement nourrissent l’esprit, mais sèment également l’espoir d’une éternité de la pensée et de l’âme humaines :

Parler de poésie, de musique, de littérature à des gens qui n’avaient plus le goût d’eux-mêmes, j’entrais là sans effort dans une rituel de l’écriture, car je le savais que, moi, l’esclave d’esclaves, je portais une histoire, un jardin, au plus-que-passé de moi-même.
La révolte des esclaves aux Caraïbes avait été rendue possible par l’invention de la musique et de l’art. Je savais maintenant qu’il ne s’agissait que d’une vague analogie avec les autres prisonniers, sachant que cette approche de soi qui avait libéré mes ancêtres avait valeur d’anticipation et de prémonition (p. 126).

 Mais l’espoir reste quand même au bout de cette comparaison quelque peu inconcevable pour les autres. On le sait, la musique adoucit les mœurs, même si dans ces conditions de détention funestes, elle exacerbe plutôt le mal qui habite désormais l’homme et le contrait à quelque folie (p. 167-168). La littérature, certes, mais également les autres arts participent de cet équilibre, de la renaissance d’une vie dans un lieu d’oppression et de mort. Le journal (p. 133, 135) n’est plus seulement un organe d’information, il se fait un espace de survie, de résilience mais également de lutte féroce dans un univers entre le réel et l’insondable. C’est alors que la caricature (p. 127-128) reprend toute sa valeur de vérité, amplifiée ou réduite à quelques lignes laconiques . Il n’est pas jusqu’au théâtre qui ne sache s’exprimer dans ce contexte et procurer aux hommes cette bouffée d’air dans la recherche de moyens de survie.
 Dès lors, le rôle de transgression des lois de Buchenwald et de transfiguration des individus que jouent la littérature et les arts devient essentiel. Ferments qui permettent d’exister et de continuer à vivre, ces deux arts qui se transforment en passion atteignent un but jamais espéré. Il ne s’agit pas uniquement de la compréhension des mots et de leur sens (p. 148), mais surtout de croire que ces mots aident à vivre. En effet, « Revivre ! C’était ça, au fond, que je recherchais, dans ce magazine, une réserve, une provision, ça n’était peut-être que ça, quelque chose qui nous rattache à la vie. Revivre, oui ! Par la lecture, par l’espoir instantané d’une retour au réel » (p. 148).
 Cet instant, l’instant de la compréhension de la nécessité de revivre, de vivre, est également pour Raphaël Élizé le moment où il saisit sa mission dans ce camp de Buchenwald. Ce rôle de bâtisseur, de conciliateur, de médiateur, commencé dans les campagnes de la Sarthe, va prendre une autre forme, mais tout aussi significative. Il entame la sape de l’idéologie nazie, à l’instar de ces esclaves des Caraïbes, sa région natale, dont la révolte a reposé sur l’invention de la musique et de l’art. Loin d’être désormais ce dernier musée programmé par le Führer, Buchenwald, cette forêt d’hêtres où l’on tente d’anéantir l’être humain, se fait le lieu de l’élévation de l’homme, celui d’une fraternité universelle. L’intelligence humaine y a repris sa place, même au prix de la grande souffrance des corps. L’homme y a retrouvé, face à la barbarie et à la cruauté, une forme de dignité, une forme d’intelligence pratique de la vie. Et quand le mal s’attaque à la dignité, que la cruauté et les fours crématoires s’acharnent à anéantir l’espèce humaine déjà réifiée, c’est alors que la célébration de la beauté, celle du paysage, de cette forêt verte d’espoir, s’élève dans le camp, que l’arbre de la vie se redresse, majestueux, confirmant l’échec de l’idéologie nazie.

 Ainsi donc, lire Rendez-vous avec l’heure qui blesse de Gaston-Paul EFFA, c’est aller au rendez-vous avec Raphaël Élizé, ce Martiniquais, vétérinaire, premier maire noir dans la France métropolitaine, homme de culture et des arts, homme en situation, engagé dans les conflits de son époque. Lire Rendez-vous avec l’heure qui blesse revient également à prendre conscience de la force dont peut faire montre l’être humain face à des phénomènes qui, d’emblée, semblent l’écraser, Lire Rendez-vous avec l’heure qui blesse, c’est aussi participer à ce devoir de mémoire qui honore, non seulement les grands hommes, mais également ces grands hommes d’une race, hommes dont on tente d’enterrer la réputation et les actions héroïques. C’est ce devoir que Gaston-Paul EFFA veut nous inculquer à travers Rendez-vous avec l’heure qui blesse

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