Perpétue Dah,

 

 

                                     (Université Paris-Est Créteil-Université de Bouaké, Côte-d’Ivoire)

 

             Francophonie et identité culturelle : Le cas du langage nouchi en Côte -d’Ivoire

             

               

 Résumé

La langue française, quand elle entreprit de s’étendre hors les murs hexagonaux, se risquait par la même occasion au malentendu. Car, en devenant le point de confluence d’une somme de diversités, elle devenait « la chose » commune, que son déploiement était en train, de fait,  de constituer et d’instituer : la communauté francophone puis la francophonie. Elle s’engageait dans un processus qui allait engendrer des mutations profondes  jusque dans sa morphosyntaxe, du fait de sa mise en contexte avec des cultures différentes, des sensibilités autres et qui donnerait naissance à des particularismes propres aux différents espaces francophones.

 Le nouchi est un particularisme linguistique de Côte d’Ivoire, né dans les quartiers populaires d’Abidjan. Inventé par des jeunes marginaux, il dépasse bien  vite le cadre des rues où il est né pour devenir le langage emblématique de toute une jeunesse. Toutefois, s’il est encensé par certains comme, à la fois, une fabuleuse appropriation du français et un puissant véhicule de la culture ivoirienne, il est aussi, par ailleurs, fustigé par les puristes comme étant une dangereuse dérive langagière et partant, une esthétique négative de la langue élitiste. Qu’en est-il exactement ? Nous proposons de faire l’état des lieux de ce « visage du français » qui ne laisse pas indifférent et qui flirte avec le malentendu.      

 

 

 

            Toute langue vivante en général, quelle qu’elle soit, dès lors qu’elle est pratiquée par une  hétérogénéité de locuteurs repartis sur des espaces géographiques et / ou culturels différents, est sujette à des variations à des degrés divers. Pour ce qui est de la langue française, on remarquera par exemple que le Québec possède des particularismes qui la rendent différente du français de la Suisse romande qui, lui-même a des particularités lexicales qui diffèrent de celui de la Roumanie, du Maroc, du Mali, du Congo etc.

En Côte d’Ivoire, pays où l’on compte plusieurs particularismes, l’un d’eux s’exprime depuis trois décennies à travers le nouchi. Ce langage est devenu au fil des années un sujet prolifique, en raison aussi bien de son originalité et de sa singularité que du foisonnement d’interrogations qu’il génère. Encensé par les uns pour être une véritable courroie de transmission de la culture ivoirienne voire africaine, blâmé par les autres qui y voient une subversion langagière, il intrigue par ailleurs les linguistes. Ces regards divergents sur ce « visage du français » de Côte d’Ivoire, nous le percevons comme, assurément, le signe d’un malentendu. Notre propos est ici de porter un regard descriptif et analytique sur la question nouchi autour de trois axes principaux. Il s’agira dans un premier mouvement de faire un rappel de la politique linguistique de la Côte d’Ivoire dès son accession à l’indépendance, ce qui conduira l’étude à l’avènement du nouchi. Le deuxième axe procédera à une présentation de ce particularisme dans toute sa dimension c’est-à-dire à travers sa définition, voire ses définitions, ses caractéristiques, sa représentation sociale, puis cet article se terminera par une brève incursion dans la littérature.

             Aperçu  historique  

            Afin de mieux appréhender le phénomène nouchi, il importe de ne point faire l’économie de considérations générales telles que le rappel de la politique linguistique de la côte d’ivoire. Dans cette optique, inéluctablement, il importera de ne pas faire l’impasse sur l’évocation d’une certaine géopolitique de la langue française, corrélation naturelle de la dynamique expansionniste de la France.

              On l’aura compris, l’investigation du nouchi fait immanquablement remonter le fil de l’Histoire jusqu’à la colonisation. En effet, à l’instar de la plupart des pays qui constituent la communauté francophone, notamment ceux de l’Afrique au sud du Sahara, c’est cette ère qui marque le début du processus d’implantation de la langue française en Côte d’Ivoire. Eu égard au contexte précis évoqué, et en raison du rapport de force inégal qu’il impliquait, le français fut imposé.

            Cependant, à l’accession du pays à la souveraineté nationale, loin de vouloir se défaire de la tutelle de la langue coloniale, les nouvelles autorités ivoiriennes vont non seulement la maintenir, mais aussi et surtout la consolider parce qu’elle est devenue l’objet d’un double enjeu politico, socioculturel.

            L’enjeu au plan politique réside dans un ensemble de paramètres. Le français est la langue de l’administration héritée du système colonial, il est, ce faisant, la langue de l’éducation, et  par ricochet, la langue de formation des élites. En outre, il permet au pays d’asseoir son développement  et de se hisser sur la scène politique aussi bien africaine qu’internationale.

            Au plan sociolinguistique, il s’agit, pour les instances dirigeantes, d’opter pour une langue, fut-elle allogène,  à même d’assurer la communication interethnique dans un pays à forte hétérogénéité linguistique afin de privilégier, « la cohésion sociale et l’unité nationale »[1]. 

            Ainsi de langue impériale, langue imposée, le français devient une langue librement acceptée, voire choisie, et promue à la fois langue officielle et langue véhiculaire.      

            Avènement du nouchi        

             Il a été évoqué un contexte plurilingue qui milita entre autres facteurs, à l’élection du français au statut de langue première; il en découle une interaction permanente entre cette dernière et les langues locales. Or, note Laurent Aboa, « lorsqu’une langue étrangère est acquise comme langue seconde en contexte culturel afin de servir d’instrument de communication dans un milieu linguistiquement hétérogène, elle subit [de ce fait] des transformations dont le résultat peut aboutir à une variété de la langue d’origine voire à une langue distincte »[2]. Cet entrecroisement de pratiques langagières fait naître dans le français de Côte d’Ivoire une pluralité de formes.

             Jérémie Kouadio N’guessan et Bertin Mel Gnamba, dans un article sur les variétés lexicales en Côte d’Ivoire affirment : « à tort ou à raison, la Côte d’Ivoire s’est taillée une certaine réputation pour son français. Non pas, certes, pour le français soutenu des élites lettrées ou universitaires, lequel est assurément le même dans le monde francophone, mais pour son français populaire parlé par le locuteur moyen, peu ou pas lettré »[3]. Face à ce qu’ils nomment « appropriation spectaculaire » du français, Jean Louis Hattiger, lui, évoque « […] un phénomène unique en Afrique francophone »[4].

            La spécificité de ces français parlés en Côte d’Ivoire attise très tôt la curiosité, suscite l’intérêt de nombreux chercheurs d’origines et de sensibilités diverses (philosophes, linguistes, sociologues, journalistes, etc ;), donnant ainsi lieu à une littérature abondante.

            La recension des écrits sur le français de Côte d’Ivoire fait état de trois variétés : le français des élites, le français populaire ivoirien (FPI) ou français de Moussa et depuis environ trois décennies, le nouchi. 

Ainsi, le nouchi est la forme la plus récente des particularismes linguistiques de Côte d’Ivoire.

            Essai de définition du nouchi

            Nous abondons dans le sens de Hugues Dah pour qui « définir le nouchi n’est pas chose aisée […]»[5]. Pour lui, la complexité à définir ce concept viendrait non seulement de son absence dans les dictionnaires classiques, mais aussi, des  travaux de recherches qui  ne le définissent pas unilatéralement. Il note : « certains chercheurs emploient-ils indistinctement pour désigner la même réalité, les termes : nouchi, créole ivoirien, français populaire ivoirien (FPI), français populaire d’Abidjan (FPA), français de Treichville ou tout simplement abidjanais alors que, d’autres observent une distinction nette entre ces termes. » [6]

 Il nous apparaît que ce sentiment de confusion autour de la sémantique du nouchi, tient des études sur le concept, qui s’inscrivent majoritairement dans le vaste champ d’investigation que constitue le français ivoirien, comme il a été susmentionné. En outre, il se dégage de la catégorisation établie, se déclinant en trois grandes variétés, qu’il n’y a pas de frontières étanches de l’une à l’autre catégorie. Pourtant, le nouchi se démarque à plus d’un titre des autres particularismes linguistiques du pays, tant par son contexte de naissance, ses avatars, que sa dimension actuelle.  

            Créé dans les quartiers populaires de la capitale ivoirienne par des jeunes en rupture de ban avec la société, le nouchi est à l’origine un langage qui a une fonction identificatrice et emblématique ; d’ailleurs l’est-il toujours dans une certaine mesure.

 L’une de ses nombreuses approches définitoires[7] stipule que le nouchi serait la reprise par des jeunes des quartiers populaires, du terme bambara Nou chi – littéralement, poils du nez – qui désigne la moustache, et ce, dans le but de s’identifier aux antihéros des films western, appelés « chefs bandits » qui porteraient souvent une moustache. Une autre définition, celle de Jérémie Kouadio[8], précise que le nouchi est un vocable de la langue Soussou de Guinée, eu égard à la forte communauté Soussou implantée à Adjamé, quartier dit de naissance de ce langage. Abou Karamoko le définit comme étant le loubard et son langage. Suzanne Lafage[9], après avoir décrit le nouchi comme « loubard des quartiers populaires d’Abidjan, jeune délinquant, membre de la pègre urbaine, […] argot des populations marginales des quartiers périphériques d’Abidjan, utilisé à des fins cryptiques et identificatrices, peu à peu diffusé, spécialement chez les jeunes par la chanson et les médias dès les années 85 », reconnaît son origine controversée et souligne que le nouchi a « désormais débordé le cadre des petits délinquants de banlieues périphériques pour entrer dans ce que les jeunes nomment eux-mêmes « le français des rues ». Sabine Kube[10], elle, atteste que le nouchi a été inventé et promu par les élèves pour remédier au problème linguistique de la Côte d’Ivoire.

On le constate, le nouchi n’a pas de définition univoque, d’autant qu’on ne peut lui attribuer aucune étymologie fiable. Cependant, au-delà de ces divergences sensibles, on retiendra dans l’ensemble un champ sémantique convergeant. Le langage né dans les ghettos  d’Abidjan est l’objet d’un regard critique pour la première fois en 1986, dans un article du quotidien Fraternité Matin, écrit par Bernard Ahua et Alain Coulibaly[11].

            Caractéristiques et état des lieux

            Le nouchi se caractérise, sur une base française, par la combinaison dans une même unité de sens (mot, proposition, expression, etc.) de néologismes, de vocables à la fois en français et en langues locales ivoiriennes ou africaines. Il n’est régi par aucune norme syntaxique ; cependant, on relève de nombreuses constructions phrastiques qui gardent les structures de la syntaxe française classique. En revanche, c’est au niveau du lexique que le nouchi se révèle. Il y tire sa singularité, son cachet novateur.

            En effet, il dispose d’un fond lexical particulier qui apparaît à la fois foisonnant, éclectique, plurilingue. C’est le terme d’hybridation appliqué par Suzanne Lafage, plutôt que  métissage, qui rend le mieux la spécificité du vocabulaire nouchi. Sa physionomie dans ses traits saillants se découvre, dans l’argumentation qui suit[12].

          Les verbes sont dans l’ensemble invariables, qu’il s’agisse aussi bien de ceux issus d’emprunts aux langues ivoiriennes : soutra, blo, que ceux qui sont d’origines inconnues : badou, daba, bacro.

L’adoption de vocables de langues étrangères s’effectue par leur francisation. Ainsi, s’enjailler  de l’anglais enjoy qui se traduit en nouchi par s’amuser, prendre du plaisir. De enjailler, vient la célèbre expression  boro d’enjaillement, littéralement « sac de joie ou de plaisir », littérairement « plaisir extrême », éprouvé individuellement ou collectivement. Boro est un vocable bambara qui veut dire « gros sac ». On a pu remarquer la suffixation mise en œuvre dans  enjaillement ; elle se révèle un procédé très productif de création lexicale nouchi. Les suffixes « ya », « man », « li », « ko » sont  régulièrement mis à contribution. Les exemples précédents sont convoqués pour illustrer ce propos. Badou (manger), quand il lui est adjoint le suffixe ko devient le badouko : la nourriture ; daba (« frapper », « manger ») accolé à li devient le dabali : la nourriture.

Sont présents dans le lexique nouchi, des mots français, mais qui font l’objet d’une délocalisation sémantique. Le lexème « drap » par exemple, selon le contexte d’utilisation va tour à tour signifier « humilier », « honnir » : elle l’a drap en classe ;   « être au courant » : je suis en drap de ça ; ou  il n’y a pas de problème : y a pas drap. Gombo, appellation d’un légume tropical, désigne en nouchi toute activité lucrative, plus ou moins honnête en dehors de son activité principale. Basilique signifie bouteille de bière; la plus grosse sur le marché, en référence à la basilique de Yamoussoukro édifiée par le Président Houphouet-Boigny et qui fut critiquée en son temps pour ses dimensions généreuses ; prendre sol signifie « tomber », « terrasser ».

On note de nombreux emplois métonymiques : pepekallé qui qualifie une drogue précise, fait référence au chanteur Congolais, Pépé Kallé, soupçonné de son vivant, de prendre de la drogue.

Blissi désigne les bananes plantains cuites sur des braises, communément appelées bananes braisées, vendues en bordure de route avec des cacahuètes. Du nom d’un chanteur ivoirien des années 90, Blissi Tébil, qui, s’étant mis en grève de la faim, aurait été surpris en train de manger des bananes braisées. Malgré les démentis de l’artiste, les bananes braisées ont d’abord été baptisées blissi tébil avant de devenir définitivement des blissi.         

Une autre technique de création de mots nouchi, est le sectionnement d’énoncés. Partant,  « poser », tronqué, devient po, « démarche » : dem, « frère de sang » : frèdes, « gbaka » : gbak, « brigand »: bri.

Enfin, il existe dans le lexique nouchi, de nombreux mots créés, soit à partir de mots existants  comme c’est le cas dans les exemples suivants :  prodada, de « se produire » qui se traduit par « se montrer », « se faire voir » ;  affairage, affairé de « affaire » : « s’intéresser aux ragots » ; soit  purement inventés, d’origines inconnues: être tchass : être fauché, la kraya : la faim, gaou : ringard, côcô : parasite, personne qui vit au crochet des autres, dédja : « se déshabiller , être nu», agbôlô : « musclé, forme d’athlète », être cracra : « être courageux, en pleine forme, fort ou serein », choco : « agréable, distingué, qui a une certaine qualité de vie », yohi : « avoir peur », gbonhi : « groupe d’amis » ;  etc.

On le voit, le nouchi  n’a aucune norme systémique, il échappe à toute rigueur rationnelle. On peut même parler de véritable arbitraire dans son système de fonctionnement. En outre, ses expressions deviennent très vite obsolètes, démodées, car son jargon, profondément nourri de toutes les sources d’influences : français standard, langues étrangères (anglais, espagnol), langues locales autochtones et allogènes, actualités politiques et socioculturelles, faits divers etc., est en perpétuel mutation. Cependant, « l’intercompréhension » dont font montre ses locuteurs pourtant hétérogènes et dont le nombre est de plus en plus croissants, est frappante. En effet, de cette irrégularité, cette désorganisation apparente, il se dégage comme un consensus. Ses supports de diffusions, considérables – un site Internet est entièrement consacré au nouchi[13], les groupes zouglou[14] et de nombreux autres chanteurs ivoiriens le relayent telle la chanteuse de Rap, Nash, qui fait la promotion du nouchi aussi bien dans ses chansons que sur son site internet[15], la presse écrite avec les journaux « Ya fohi » ou le magazine humoristique Gbich, le film « Bronx-Barbès [16]» de la réalisatrice Eliane de Latour qui accorde une large plage au nouchi –  pourraient en être une des raisons. Toutes ces données tendent autant à accorder une légitimité au nouchi qu’à faire valoir, si besoin est, la dimension de ce particularisme linguistique au plan national et international. Une frange de la population a une bonne connaissance du nouchi. L’appréciation de Jérémie Kouadio, selon laquelle, seuls les jeunes ruraux échapperaient à la vague nouchi, n’est plus une vérité absolue. Les intellectuels, même s’ils ne l’avouent pas tous, ont des notions de nouchi. Les hommes politiques pour haranguer les foules et avoir l’adhésion de la jeunesse, en guise de préambule de leurs meetings parlent nouchi. De même, des étrangers de passage, pour montrer qu’ils sont imprégnés des réalités du pays ou pour s’attirer la sympathie, disent des mots nouchi. Le nouchi s’est imposé comme élément incontournable du paysage linguistique ivoirien.

L’incipit de l’étude menée par Hugues Dah sur le nouchi dans la publicité, ainsi libellé, est éloquente à ce sujet :

       Il est notoire qu’en matière de publicité, plus la langue utilisée par les créatifs

       est comprise et appréciée par la cible, mieux les objectifs visés sont susceptibles

       d’être atteints. […] Les publicitaires ivoiriens, conscients de la dynamique de cette

       forme langagière, (le nouchi) en font de plus en plus usage  au cours de ces

       dernières années.[17]

 Ces quelques exemples tirés de l’étude ci-dessus citée, montre la présence de l’argot sur différents supports de publicité : affichage, radio, télévision, presse écrite :

            – Après ISUZU, y a foyi (affichage),

            – Avec les marmites IVOIRAL le dabali est clair ( affichage),

            – A chacun son GBICH, à bas les côcô ( radio),

            – Si t’es yêrê, t’es cool ( télévision),

            – Abidjan enjaille, COCA COLA enjoy (affichage),

            – Le lait TONUS, ça m’enjaille dêh ( télévision),

            – En vacance, prend ton gbô sur Radio JAM (presse),

           – Avec la tôle LE GUERRIER, tu mouilles pas de la pluie, tu yohi pas du soleil (télévision)            

             L’investissement de ce langage hybride dans la vie des ivoiriens est palpable;  pour autant, il ne fait pas l’unanimité comme en témoigne l’enquête[18] ci-après qui fait état de la représentation sociale du nouchi.

           Représentation sociale du nouchi

            La réceptivité par la population de ce particularisme linguistique est fonction de l’âge et du sexe. En effet, Les hommes en ont une meilleure perception que les femmes ; en outre, plus l’âge est avancé, plus l’image du nouchi est négative. Suzanne Lafage[19], à ce sujet, quand elle qualifiait le nouchi de français revendiqué comme « un parler franco-ivoirien, à la fois porteur d’une certaine critique sociale, emblème contestataire d’une contre-norme », indiquait aussi que : « ce français ordinaire foisonnant et hétérogène n’est pas du goût des plus âgés ». Ces propos sont corroborés par les résultats de l’enquête.

         19,2% des personnes interrogées considèrent le nouchi comme un français incorrect, 28,8 % comme un langage de voyous, 26% comme un langage branché et 26% comme le français particulier de la Côte d’Ivoire. En associant d’une part, les représentations négatives du nouchi (français incorrect et langage de voyous) et d’autre part, ses représentations positives (langage branché et français de la Côte d’Ivoire), on obtient les pourcentages respectifs de 48 et 52 %. En clair, tandis qu’un peu moins de la moitié des enquêtés a une image négative du nouchi, un peu plus de l’autre moitié en a une image positive.  Aussi, 52,4% des participants déclarent parler peu ou pas du tout le nouchi, alors que 47,6 % en sont des locuteurs réguliers. De même, un peu plus de la moitié de cette population a un niveau de connaissance du nouchi compris entre « moyen et très élevé ».

Deux hommes sur trois ont une image positive du nouchi contre une seule femme sur trois. De plus, 72,66 % des hommes ont un niveau de connaissance en nouchi compris entre « moyen » et « très élevé », contre 35, 25 % des femmes. Enfin, 59,38 % des hommes parlent nouchi « souvent  ou très souvent » contre 35,25 % des femmes. Ces chiffres montrent clairement que les hommes ont une meilleure image du nouchi que les femmes et qu’ils sont  plus grands locuteurs de ce langage qu’elles.

                Cette analyse révèle également que l’âge a une influence notable sur la représentation mentale  du nouchi. En effet, plus l’âge est bas, plus l’image du nouchi est meilleure. Ainsi, dans les classes d’âges  11-19 ans,  20-35 ans  et 36-45 ans, respectivement 54,93 ; 53,98 et 50 % des personnes interrogées pensent que le nouchi est un langage branché ou le français de la Côte d’Ivoire contre 38,46 % des 46 ans et plus. Plus de moitié des effectifs des classes d’âges 11-19 ans  et  20-35 ans  parlent « souvent ou très souvent » le nouchi  pour moins du tiers des classes 36-45 ans  et 46 ans et plus. Aussi, le niveau de connaissance du nouchi est-il plus élevé dans les classes 11-19 ans  et 20-35 ans que dans les classes 36-45 ans et 46 ans et plus  En fait, 60,57 % des 11-19 ans et 57,52 % des 20-35 ans ont un niveau de connaissance du nouchi compris entre « moyen et très élevé » contre 50 % des 36-45 ans et 30,77 % des 46 ans et plus.

            Le nouchi et la littérature

            A la suite de toutes les considérations sociolinguistiques qui précèdent, pertinentes et révélatrices d’une réalité désormais incontestable et incontournable, il s’impose d’interroger la littérature sur son rapport au nouchi, sur son éventuelle perméabilité au nouchi. 

            Il ressort du dépouillement de plusieurs œuvres (une vingtaine), que le nouchi est très peu présent dans les œuvres littéraires.

 Dans les ouvrages où il en est fait mention, on le retrouve soit au niveau du paratexte : c’est le cas de ce titre de Venance Konan, Les Catapilas ; soit dans des dialogues relevés dans Secret d’Etat, La file du silence et La Traversée du guerrier. Ces trois derniers romans, d’un même auteur, Diégou Bailly, sont les seuls à contenir un nombre important de termes nouchi ;  toutefois, il est à souligner qu’ils disposent d’un glossaire en fin d’ouvrages. Sur ce choix d’écriture, l’auteur, à la sortie de son premier roman, Secret d’Etat, s’en était expliqué. Il disait éprouver une fascination pour ce langage, auquel il ne pouvait cependant pas avoir recours autant dans son oralité quotidienne que dans l’exercice de sa profession : le journalisme. La littérature lui apparaissait alors comme une opportunité où il pouvait s’offrir ce plaisir à travers des locuteurs fictifs.

Brahima[20] a beau être déscolarisé, enfant de la rue, il n’use que d’une seule expression nouchi  dans les deux romans dont il est le héros : le terme garba  dans Quand on refuse on dit non. On note des expressions appartenant au fpi[21] qui sont le reflet du locuteur non lettré qu’il est, mais elles ne sont pas véritablement du nouchi. Les pièces de théâtre telles que L’œil de Zadi Zaourou et Les Déconnards de Koffi Kwahulé, font usage du français de Moussa mais ne comptent pas de mots nouchi. Ainsi, on peut conclure que le nouchi n’est pas la langue des écrivains ; il n’y a donc pas d’amalgame à leur niveau.

            Cette réflexion va-t-elle s’achever en convoquant à nouveau la double interrogation qui s’est posée, presque, comme son hypothèse de départ : le nouchi, dangereuse dérive langagière ou fabuleuse appropriation du français ? Plutôt que d’opter pour l’un ou l’autre principe du diptyque – le propos de cet article n’étant pas de faire le procès du nouchi – l’analyse va s’employer à des suggestions. Le nouchi ne devrait ni se substituer ni supplanter le français et lui ravir la place prépondérante qu’il occupe en Côte d’Ivoire, notamment dans les domaines où il a droit de Cité (l’éducation, la littérature, l’administration, les allocutions officielles, etc.). C’est donc une satisfaction que de constater le peu d’interférences dans les œuvres littéraires. En outre, s’il a été relevé antérieurement l’usage grandissant qui lui est dévolu dans les audiences publiques, notamment dans les meetings politiques ; il a été aussi souligné qu’il y fait juste office de cérémonial auquel il faille sacrifier, aux fins de capter l’attention, à l’instar par exemple, du protocole de présentation des récits traditionnels oraux. Mais il est ce constat dérangeant. Des enseignants se plaignent de trouver des copies d’élèves parsemées de mots nouchi, et des parents s’inquiètent de l’expansion de ce langage aux portes des écoles. Peut-être une sensibilisation devrait-elle être faite à la fois par les responsables du système éducatif et par les parents auprès des jeunes scolarisés, afin d’éviter toute confusion. Nous rejoignons le linguiste Jérémie Kouadio dans ses questionnements sur le statut du nouchi « … Langue secrète ? [...] Langue artificielle ? »[22] D’autant plus que, relève-t-il, « sur le plan de la syntaxe, le nouchi n’a pas encore défini ses règles de fonctionnement »[23]. Dans ce cas, le nouchi malgré son aura, ne devrait-il pas rester – nous le disons sans connotation péjorative – à la périphérie ? Il garderait son statut de langage ivoirien très particulier, voire exceptionnel, créé entre autre à partir d’une appropriation du français et faisant montre d’une inventivité créatrice extraordinaire. Il maintiendrait ainsi toute sa force. Dans cette perspective, il ne saurait être stigmatisé et accusé de dérive langagière. Il cohabiterait sans heurts, et sans … malentendu, avec le français.

            Convenons toutefois que, revêtu de son aimable enjouement[24], dans les grandes zones urbaines de Côte d’Ivoire, qui sont à la fois des mosaïques culturelles et de véritables carrefours linguistiques, où se côtoient des sensibilités diverses, – aussi bien des lettrés que des déscolarisés de première heure, des marginaux que des nantis, des hommes et des femmes de toutes confessions religieuses, et appartenance politique, etc. –  le nouchi devient une forme d’identité linguistique, un véritable langage de ralliement et apparaît plus que jamais comme le ciment de toutes les diversités.

 Bibliographie            

 Laurent Aboa: 

_« La francophonie ivoirienne : enjeux politiques et socioculturels » Revue Baobab, Universités de Cocody et de Bouaké, numéro 5, second semestre 2009

_ La Côte d’Ivoire et la langue française : les facteurs d’une appropriation », www.ltlm.ci/files/articles3/Laurent%29ABOA.pdf –

Béatarice Boutin,

- Description de la variation : études transformationnelles des phrases du français de Côte d’Ivoire, thèse de Doctorat, Université de Grenoble III, 2002

- Quelques variantes syntaxiques du français  en Côte d’Ivoire, mémoire de DEA, Université de Stendhal, Grenoble III

  André Clas / Benoît Ouoba (Sous la direction de): Visages du français. Variétés de l’espace francophone. Journées scientifiques du réseau thématiques de recherche « Lexicologie, Terminologie, Traduction » de Fès, 20-22 février 1989 

Hugues Dah, Le nouchi dans la publicité, mémoire de Maîtrise en sciences de l’information et de la communication, Abidjan, Université de Cocody, 2005.

Jean et  Marie-.Josée Derive , «Francophonie et pratique linguistique en Côte d’Ivoire », Politique africaine, Paris, n°23, p. 42-56. 1986

Jean-Louis Hattiger, Morphosyntaxe du groupe nominal dans un corpus de français populaire d’Abidjan, thèse de Doctorat, Strasbourg, 1981

Abou Karamoko, « Les choses du mot : une approche philosophique du franco-ivoirien », Revue de littérature et d’esthétique négro-africaine, Abidjan, (1990, n°10, p. 9-23).

Jérémie Kouadio N’guessan,

– « Le nouchi abidjanais, naissance d’un argot ou mode linguistique passagère ? », Des langues et des villes (Paris, Didier Erudition, 1990, p. 373-383)

_ « Le français : langue coloniale ou langue ivoirienne ? », Hérodote 3/2007 (n°126), p69-85

Jérémie Kouadio N’guessan, Bertin Mel Gnamba, « Variétés lexicales du français en Côte d’Ivoire » in Visages du français. Variétés de l’espace francophone. Journées scientifiques du réseau thématiques de recherche « Lexicologie, Terminologie, Traduction » de Fès, 20-22 février 1989  

 

Sabine Kube, « Le rôle des locuteurs dans les actions sur la diversité linguistique-voix des élèves d’Abidjan », Colloque développement durable. Leçons  et perspectives, Ouagadougou, 1-4 juin 2004

Suzanne Lafage, « Le lexique français de Côte d’Ivoire, appropriation et créativité», Institut de Linguistique Française – CNRS, UMR 6039- Nice, volume1 n°16. 2002

Notice bibliographique

Perpétue Dah a soutenu son Doctorat de Lettres (Littératures francophones et comparées) sous la direction du Professeur  Papa Samba Diop. Elle est depuis 2012 Assistante à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké.


[1] Laurent Aboa, « La francophonie ivoirienne : enjeux politiques et socioculturels » Revue Baobab n°5 p 6

[2] Laurent Aboa, La Côte d’Ivoire et la langue française : les facteurs d’une appropriation », www.Itml.ci p 2

[3] Bertin Mel Gnamba, Jérémie Kouadio N’guessan : « Variétés lexicales du français en Cote d’Ivoire », Visages du français. Variétés de l’espace francophone. Journées scientifiques du réseau thématique de recherche « Lexicologie, terminologie, Traduction » de Fès, 20-22 février 1989

[4] Cité par Laurent Aboa, « La francophonie ivoirienne : enjeux politiques et socioculturels » Revue Baobab n°5  p10

[5] Hugues David Joseph Dah, Le nouchi dans la publicité, Mémoire de maîtrise en sciences de l’information et de la communication, Université de Cocody, Abidjan, p5

[6] Hugues Dah, Idem

[7] Cette explication a été donnée en mai 2001, au cours d’une émission de radio Nostalgie Côte d’Ivoire consacré au nouchi, par un participant. Suzanne Lafage par ailleurs mentionne cette explication dans la plupart de ses ouvrages sur le nouchi.

[8]  Jérémie Kouadio N’guessan ,  « Le nouchi abidjanais, naissance d’un argot ou mode linguistique passagère ? »,  Des Langues et des villes (Paris, Didier Erudition, 1990,  p. 373-383)

[9] Suzanne  Lafage, « le lexique français de Côte d’Ivoire, appropriation et créativité », Institut de Linguistique Française ,CNRS, UMR 6039- Nice, volume1 n°16 . 2002

[10] Sabine Kube, « Le rôle des locuteurs dans les actions sur la diversité linguistique – voix des enfants d’Abidjan , Colloque développement durable. Leçons  et perspectives, Ouagadougou, 1-4 juin 2004,

[11] Cf. Fraternité Matin du 6 septembre 1986.

[12] Argumentation fondée en grande partie sur les travaux de Jérémie Kouadio, dans « Le nouchi abidjanais, naissance d’un argot ou mode linguistique passagère ? », Des langues et des villes Paris, Didier Erudition, 1990, p. 373-383 

[13] www.nouchi.com

[14] Genre musical né dans le milieu estudiantin de Côte d’Ivoire,  s’employant à travers ses chansons et ses pas de danse, à une critique de la société sur fond humoristique.

[15] www.nash-nouchi.com

[16] Prix Spécial du Jury / Locarno 2000.

[17] Hugues Dah, Le nouchi dans la publicité, Mémoire de maîtrise en sciences de l’information et de la communication, Abidjan, Université de Cocody, 2005 

[18] Enquête relevé dans le Mémoire de Maîtrise susmentionné, pp83-84.

[19] Suzanne Lafage, op. Cit.

[20] Brahima est le  héros des deux derniers romans d’Ahmadou Kourouma : Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on dit non

[21] Français populaire ivoirien

[22] Jérémie Kouadio: « Le nouchi abidjanais, naissance d’un argot ou mode linguistique passagère ? », Des langues et des villes, Paris, Didier Erudition, 1990, p. 373-383, p383

[23] Idem

[24] Le nouchi peut s’employer à des fins peu heureuses

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